Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Second Ciel/Chapitre IX

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CHAPITRE IX.

Fin de l’histoire de Tacius, & rencontre d’Astarophe.

Monime & moi déplorions encore le malheureux sort de Tacius, lorsque Zachiel entra : nous lui rendîmes compte de notre visite, de la rencontre que nous avions faite en sortant de chez le visir & de toutes les injustices que ce jeune homme avoit essuyées. Quel mende est celui-ci, ajouta Monime ! que le hommes y sont durs, cruels & barbares ! Il semble que plus nous avançons dans la Cillénie, & plus on y voit le vice triompher de la vertu. Il est vrai, dit le génie, qu’un honnête homme ne peut parvenir dans ce monde sans exciter la jalousie : l’envie se déchaîne, mille obstacles lui sont suscités ; ses concurrens le trahissent, ses ennemis l’écartent, & parviennent eux-mêmes, à force de brigues, de lâcheté & de crimes : alors l’encens leur est offert de toutes parts ; la voie publique leur fait grace de leurs défauts ; elle attend, pour leur reprocher, que d’autres les aient remplacés par leur chûte. Un homme décrédité par un échec imprévu, & dont tous les projets d’élévation sont renversés, doit s’attendre à voir disparoître tous ses amis ; ses parens même le méconnoissent, & semblent avoir honte de lui appartenir. Mais s’il rentre en faveur, il les verra se rassembler & se faire honneur de le citer dans toutes les compagnies.

Lorsqu’on veut parvenir dans la Cillénie, la première démarche qu’il faut faire auprès d’un homme en place, est de s’informer des amis qu’il consulte, & des femmes qui le gouvernent. Ce n’est qu’en suivant cette voie qu’on peut réussir, & ce n’est qu’en répandant l’or dans ses canaux, qu’on obtiendra des graces. Ici, un bien mal acquis se possède sans remord : il n’arrive presque jamais au coupable de se reprocher ses injustices : il trouve son excuse dans son industrie, & la croit infaillible dans le succès. Une heureuse ambition paroît toujours innocente : le bonheur justifie les événemens & leur cause : enfin, un siècle de travail, ne vaut pas à un homme d’esprit, le moindre des avantages que donne la faveur à un sot. Dans la Cillénie, & sur-tout dans cette province, la vertu, les mœurs, la probité, la bonne-foi dans les traités, tout cela, dis-je, n’est qu’un meuble inutile ; on n’en fait aucun cas ; chacun ne pense qu’à sa fortune : pourvu qu’on soit un bon calculateur, qu’on sache à propos ôter ou remettre un zéro, il ne faut que cela pour s’enrichir.

Tacius revint quelques jours après nous demander la permission de nous présenter sa famille. L’espérance, nous dit-il, d’un avenir plus heureux, par la protection que vous voulez bien m’accorder, a servi à la tendre Rosalie, comme d’un baume qui l’a pénétrée & guérie entièrement, à un peu de foiblesse près. Je ne me permettrai point, dit Monime, que votre épouse sorte si-tôt, puisque vous m’annoncez que notre présence ne lui causera aucune émotion contraire à sa santé, vous trouverez bon que je la prévienne. Elle ordonna qu’on mît ses chevaux, & sans presque répondre aux remerciemens de Tacius, qui paroissoit confondu de cet excès de bonté ; nous montâmes en carrosse, après qu’il eut indiqué au cocher l’endroit de sa demeure.

Nous trouvâmes cette malheureuse famille dans un état de langueur, qui nous fit voir combien ils avoient souffert. Je ne rapporterai point la conversation que nous eûmes avec eux : il suffira de dire que Clia & sa fille employèrent tout ce que la reconnoissance put leur dicter de plus tendre & de plus touchant pour nous faire connoître la sensibilité qu’elles avoient de nos bienfaits. Rosalie sur-tout me charma : elle s’exprimoit avec cette éloquence simple & naturelle, qui sait si bien trouver le chemin du cœur. Cette jeune femme, sans être régulièrement belle, joignoit à une physionomie fine, des graces, un air de douceur & de noblesse, que ses peines n’avoient pu effacer. Monime lui fit beaucoup de caresses, distribua à ses enfans plusieurs bijoux de prix, & nous nous quittâmes très-satisfaits l’un de l’autre. Tacius & sa famille firent assiduement leur cour à Monime pendant que nous séjournâmes dans cette ville. Le génie connoissant la pureté de leur cœur, leur assura un sort heureux & indépendant, dont ils jouissent tranquillement.

Nous parcourûmes encore différentes provinces que renferme ce globe ; mais nous ne vîmes par-tout que des peuples oppressés par la fraude & les rapines des grands-prêtres de la fortune ou par la politique des grands ; des familles ruinées par l’impénétrable rubrique des procureurs & par leur odieuse chicane ; des citoyens enfermés par d’indignes complots de leurs ennemis. Enfin, toute la Cillénie n’est remplie que d’espions, de délateurs à gage, de calomniateurs, d’escrocs, de joueurs, de filoux, de banqueroutiers, de voleurs, de séducteurs ; d’impertinens nouvellistes, d’esprits-forts, de faux savans, de gens de parti, d’hypocrites, de médisans, de railleurs, & de faquins enrichis aux dépens des pauvres.

Monime, rebutée de ne rencontrer par-tout que fourberie & mauvaise foi, pria le génie de nous conduire dans un autre monde. Au nom de l’amitié que vous avez pour nous, lui dit-elle, mon cher Zachiel, ne restons pas davantage avec ces hommes de couroux, d’injustice & de menaces, qui, s’il étoit en leur pouvoir de faire oublier leur tyrannie, comme il leur est facile d’empêcher de parler par la crainte d’injustes châtimens, réduiroient encore ces pauvres peuples à la méchanique d’un horloge sans battant. Hâtons-nous donc de passer dans quelque autre planète, où rien ne soit défendu que le crime : cherchons des exemples à suivre, qui nous fassent perdre la mémoire de ceux-ci ; conduisez nous dans le monde, où s’est réfugiée cette douce paix qui régissoit autrefois les hommes. Pourquoi ceux-ci n’en jouissent-ils plus ? Est ce un fléau du ciel, ou bien l’effet de la vicissitude des tems ? Dites-moi, mon cher Zachiel, ces tems seroient-ils venus, où tout être créé doit porter en naissant le sceau de l’infortune, & celui qui submergea les terres dans un déluge d’eaux, veut-il encore les submerger dans un déluge de misère ? Hâtez-vous donc de nous conduire où nous aspirons depuis si long-tems.

Il n’est point encore en mon pouvoir de vous satisfaire sur cet article, dit Zachiel : assujetti à l’ordre & au plan que je me suis tracé, il faut nécessairement vous y conformer : ainsi vous ne sauriez arriver dans ce monde qui doit satisfaire & combler vos desirs, sans passer encore par plus d’une épreuve : mais secondé de mes conseils, je me flatte que vous résisterez à tout.

La nuit nous ayant surpris, nous nous arrêtâmes à l’entrée d’une ville, où plusieurs personnes étoient montées sur un gros dôme fort élevé, pour y examiner les astres : chacun avoit une grande lunette appuyée sur l’épaule d’un autre. Quelle est donc cette cérémonie, demandai-je à Zachiel ? Ces gens, me dit-il, croyent que le firmament renferme exactement les figures & les ressemblances de tout ce qui naît & de tout ce qui brille dans leur monde ; ils assurent que toutes les parties de l’univers ont entr’elles une beauté de rapport & d’assortiment, qui conduit leurs astronomes dans toutes leurs observations. Ceux que vous voyez sur ce dôme, regardent le ciel comme un véritable livre, où est écrit tout ce qui se passe dans la nature en caractère lisible, tracé avec tant d’exactitude, qui forme des mots & des lignes séparées les unes des autres : mais que cet alphabet céleste est très-difficile à déchiffrer ! Aussi leur plus grande étude est l’astrologie, les mathématiques & la géométrie.

De-là vient, sans doute, le penchant qu’ils ont pour la magie : c’est de cette planète qu’on tire je ne sais combien d’inventions subtiles & mystérieuses ; tels sont les miroirs astronomiques, ou l’art d’entendre ce qui est pronostiqué par la lune ; la roue d’onomancie, où le rapport que les noms ont entr’eux ; la sphère de dévination ; le systême particulier des couleurs, où l’on trouve qu’elles ont toutes des signes de propriété, lorsqu’elles paroissent pendant le sommeil : la médecine magique & superstitieuse qui consiste dans les sympathies & les antipathies, ou dans le combat réciproque des qualités élémentaires, & mille autres folies semblables, auxquelles ils joignent l’astrologie, science vaine, à la vérité, mais qui flatte les deux passions de l’homme ; sa curiosité, en lui promettant qu’il percera dans l’avenir ; & son orgueil, en lui insinuant que sa destinée est écrite dans le ciel.

On doit cependant remarquer une chose qui n’échappe jamais à la pénétration d’un habile Cillénien ; c’est qu’il se trouve ordinairement dans chaque personne un je ne sais quoi de décidé, soit dans la physionomie, soit dans le port, dans les manières, ou enfin dans un certain enchaînement de passions, qui peuvent bien faire deviner ce qui doit leur arriver ; & ce n’est que sur cet examen que les astrologues s’étudient, pour leur donner leur horoscope.

Nous nous disposions à quitter cette planète, lorsque nous apperçûmes une figure d’homme gigantesque, dont l’aspect surprit infiniment Zachiel, qui le reconnut d’abord pour Astarophe, un des plus grands capitaines de Pluton. Que fais-tu ici, dit le génie en l’arrêtant ? Je ne suis plus étonné si la plus grande partie de ceux qui habitent ce monde sont devenus si fourbes & si mauvais : sans doute que toi & tes légions voltigez sans cesse autour des Ciliéniens, pour leur souffler le venin pestilentieux de vos langues infectes & corrompues ?

Tu te trompes, reprit Astarophe ; il est vrai que j’ai emmené plusieurs de mes légions : tu n’ignores pas que notre intention n’a jamais été de travailler à rendre les hommes meilleurs ; mais sois certain que ceux-ci, naturellement portés au mal, n’ont pas eu besoin de nous pour se corrompre, puisque ce monde nous a toujours fourni abondamment autant de sujets que le prince des ténèbres en peut desirer pour l’entretien de sa table & pour celle de ses ministres. Tu seras peut-être surpris d’apprendre que je suis ici par ordre de Pluton, pour faire prendre à ses troupes de nouvelles leçons dans l’art de surprendre les hommes. Je ne suis arrivé que depuis deux jours ; & pour te mettre au fait de ma commission, il faut t’instruire de ce qui s’est passé aux enfers. Depuis nombre d’années il est descendu dans l’empire ténébreux des nuées de gens que la discorde y a poussés : ces gens, semblables à des serpens, se sont tellement accrus par leur nombre & leur grandeur, qu’ils ont pensé être assez forts pour agir en maîtres, commençant d’abord par cer les mêmes fonctions qu’ils avoient sur la terre. Tous les habitans de ces lieux souterrains, démons ou damnés, surpris de se voir accabler d’assignations & de requêtes, indignés qu’une pareille vexation se fût introduite dans les enfers, les différens corps & états de notre empire se sont joints pour en porter leurs plaintes aux juges infernaux. Radamante, Eaque & Minos négligèrent d’abord le soin d’arrêter de pareilles infractions, les regardant sans doute comme un badinage qui ne méritoit pas leur attention.

Ces hommes enhardis par cette négligence, se crurent autorisés d’exercer toutes leurs malversations & leurs friponneries : animés par la discorde, excités par les trois furies qui ne cessoient de secouer sur eux leurs torches, afin de les enflammer toujours de plus en plus, & possédés de la plus envenimée chicane, ils ont enfin poussé leur audace jusqu’à menacer Pluton, souverain des enfers, de mettre son royaume en saisie réelle, & de se le faire adjuger pour le partager entr’eux. À cette menace, tout l’enfer s’est assemblé, chacun a pris parti, les banqueroutiers, les joueurs, les traitans, les tailleurs & tous les voleurs, petits & grands, se sont rangés sous l’étendard de ces misérables ; ce qui a formé une armée innombrable. En vain avons-nous entrepris de faire rentrer ceux qui s’étaient révoltés dans leur devoir. Plusieurs combats se sont donnés, sans aucun avantage de notre part.

Lorsque Pluton apprit tous ces désordres, qu’on s’étoit efforcé de lui cacher, il en écuma de rage, voulut chasser ses trois juges ; mais, par l’avis de Proserpine, il n’en fit rien. Pour remédier à ce désordre, son conseil proposa de faire assembler tous les diables les plus aguéris ; & ce prince assis sur son trône entre Eaque & Radamante, nous adressa ce discours :

Écoutez-moi, démons ; que tout l’enfer tremble à ma voix. J’apprends avec un courroux digne de l’outrage qu’on fait à ma gloire, que vous avez eu la lâcheté de vous laisser vaincre en noirceur & en méchanceté par cette vermine qui s’est introduite dans mon empire ; je ne puis croire néanmoins que vous ayiez eu la foiblesse de me trahir, en leur cédant tous vos droits ; cependant, est-ce ainsi que vous ménagez la réputation de mes troupes ? Que va-t-on désormais en penser sur la terre, où vous n’ignorez pas qu’on a presque tous les jours des nouvelles certaines de tout ce qui se passe ici ? Je prévois, à votre honte, qu’aucun des mortels ne vous craindra plus ; vous allez être regardés comme de misérables petits diablotins, qui ne font que blanchir auprès de ces hommes de discorde & de chicanes, devant qui vous êtes obligés de baisser pavillon, eux seuls seront redoutés : on sait déjà qu’ils se sont emparés de toutes vos ruses, & j’ai reçu des avis certains, qu’actuellement ils sont plus à craindre sur la terre que plusieurs légions de mes troupes.

Vous, Lucifer, Belzébut & Astarophe, que j’ai toujours regardés comme mes meilleurs généraux, que faisiez-vous pendant les combats qui se sont donnés au désavantage de mes armées ? Vous étiez sans doute à vous amuser au quartier des hypocrites, où j’ai relégué cette nouvelle secte de fanatiques que nous produit le monde cillénien, & qui descendent ici par pelotons. Votre occupation la plus agréable est de leur faire faire le même exercice qu’ils faisoient sur la terre ; voir crucifier, battre, rôtir, enfiler de fer rouge, & mille autres folies semblables, est pour vous un spectacle charmant : ce n’est pas que je veuille vous blâmer de vous amuser de ces comédies ; il faut un délassement à l’esprit : au contraire, je sais qu’elles sont remplies d’une morale, qui en vous instruisant de mille subtilités, & de mille tours de finesse que vous avez ignorés jusqu’à présent, peuvent dans la suite vous devenir très-utiles, en employant tous les traits que vous apprendrez d’eux sur tout le genre humain, à qui vous avez juré, ainsi que toutes mes troupes, une haine implacable : mais comme la récréation ne doit pas préjudicier à ses devoirs, pour vous punir d’avoir négligé le soin de ma gloire, je vous exile de ma présence, & vous ordonne de prendre avec vous plusieurs légions de mes soldats, que vous conduirez dans la planète de Mercure, pour les mettre en garnison dans tous les corps de ces hommes de chicane & de discorde : vous en enverrez aussi dans ceux des hypocrites, des traitans, des joueurs & de tous les malfaiteurs, afin qu’ils puissent y faire un nouvel apprentissage de fourberies, de noirceurs & de friponneries, après qu’au préalable vous aurez fait piler dans le grand mortier de l’enfer, tous ces hommes qui ont débauché Tysiphone, Mégère & Alecto, pour les faire servir à leurs téméraires entreprises sur les droits de mon empire : je veux, dis-je, qu’ils soient pilés avec tous ceux qui se sont révoltés, pour en faire de la moutarde qui puisse remettre les démons en appétit. J’ordonne qu’on en mette aussi quelqu’un au sublimé corrosif ; car je pense que c’est un très-bon purgatif contre la poltronnerie. À l’égard des hypocrites, des fanatiques & des bigots, on continuera de les mettre au caramelle ; je les réserverai pour mon entremets.

Lorsque Pluton eut prononcé ce jugement qui fit trembler tout l’enfer, il descendit de son trône, pour aller se délasser auprès de Proserpine, d’une journée, ou pour mieux dire, d’une nuit aussi fatiguante, se reposant sur Eaque & sur Radamante du soin de faire exécuter son arrêt. Les juges infernaux s’en sont acquittés avec tout le zèle qu’en attendoit le prince des démons. Pour nous, après avoir entièrement satisfait aux ordres du souverain de l’empire des morts, nous sommes partis aussi-tôt pour le monde de Mercure, dans le dessein d’abréger, s’il se peut, notre exil, en profitant des exemples toujours variés & toujours nouveaux qu’on y rencontre à chaque pas. J’ai distribué mes légions proportionnément à l’étendue des provinces. Je me flatte d’y trouver de l’amusement & de l’occupation pour mes troupes, que j’aurai soin de tenir en haleine, afin de les faire rentrer en grace.

Zachiel, qui s’apperçut que Monime étoit prête à s’évanouir de frayeur, congédia Astarophe, qui disparut dans l’instant, & nous laissa dans une surprise qui ne se peut décrire.