Les Voyages de l’esprit/Leconte de Lisle

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E. Maillet, libraire-éditeur (p. 149-159).

LECONTE DE LISLE.

Leconte de Lisle nous rappelle parfois un de ces demi-dieux de l’histoire mythologique, parvenus sublimes, qui effaçaient leur origine mortelle pour ne laisser éclater que leur céleste naissance dans le rayonnement de leurs triomphes, et qui s’élançaient de la terre délivrée ou de l’Hadès asservi vers l’Olympe qu’ils s’étaient ouvert. Ainsi l’auteur des Poésies antiques et des Poëmes barbares, venu après Hugo, Musset, Gautier, Lamartine, a su créer dans un art où l’effort des maîtres semblait n’avoir rien laissé à découvrir.

Se permettre d’être autre chose qu’un brillant oiseau moqueur sifflant les thèmes d’autrui avec des variations séduisantes, c’était porter un orgueilleux défi à la banalité, à l’habitude, ces tristes reines du monde. Voilà pourtant ce qu’a fait depuis dix ans Leconte de Lisle. Se dressant un beau jour devant un public qui n’attendait des poètes que parodies convaincues des Feuilles d’automne ou contrefaçons impertinentes de Rolla, pour s’arroger le droit de décréter la mort finale de la Poésie, il n’a osé rien de moins qu’infliger un démenti de génie à ce préjugé paresseux qui restreint l’art d’une époque à trois ou quatre élus.

Et Leconte de Lisle a réussi sinon pour le gros public qui lui tient encore rigueur de l’avoir déconcerté dans ses prévisions anti-poétiques, du moins pour la classe entière des lettrés, pour tous les artistes sans distinction, pour l’élite des gens du monde, pour tous ceux enfin qui savent, qui goûtent et qui jugent. Les vrais connaisseurs ont qualifié cette poésie d’une épithète qui résume les plus grandes qualités : elle est pour eux originale. C’est avant tout cette originalité que nous voudrions mettre en relief.

Elle ne tient pas seulement, chez Leconte de Lisle, à cette forme majestueuse sans monotonie et pittoresque sans surcharge qui lui appartient en propre, comme l’abondance des périodes signale Lamartine ou comme l’élan nerveux de la strophe dénonce Musset. Laissons un peu de côté ces mérites spéciaux de forme, quoique, à vrai dire, chez le véritable écrivain, ils soient inséparables des priviléges de la pensée. Insistons plutôt sur des mérites plus saisissants pour tous, plus capables d’éveiller la sympathie. Ainsi, chez Leconte de Lisle, ce que nous recommandons principalement, ce n’est pas la perpétuelle ingéniosité dans l’expression et la fertilité du détail, c’est la nouveauté dans l’invention. Il a le premier trouvé tout un ordre de sujets inouïs, tout un genre de descriptions inconnues. C’est plus qu’il ne faut pour faire un grand poëte.

Or, quels étaient ces sujets si rarement traités par les lyriques ? C’étaient tout simplement les évolutions religieuses de l’humanité, la succession des mythes et des symboles, la lutte des dogmes, qui, moins heureuses que les aventures héroïques de la terre ou que les mêlées des passions dans le cœur humain, n’avaient pas encore trouvé leur poétique interprète.

Pour se faire une idée de la tentative grandiose de Leconte de Lisle, ne demandons pas des analogies à la poésie antérieure, car ces analogies seraient introuvables ou insaisissables. Mais laissons notre mémoire évoquer un rapprochement d’où naîtront la lumière et l’évidence. Transportez-vous dans cette période confuse où l’empire romain, qui vient à peine d’échapper aux superstitions effrénées d’Héliogabale, se repose laborieusement dans une sorte de halte fiévreuse, et n’interrompt le fracas des luttes sanglantes que pour mieux sentir la fermentation d’idées qui bouillonne dans ses profondeurs. Un juste, un extatique, un sage, un illuminé jeté pour quelques moments sur ce sommet impérial d’où l’on ne descendait que dans un précipice, incarne en lui le malaise douloureux, l’anxieuse curiosité, l’éclectisme incohérent de son époque. Cet Alexandre Sévère s’est édifié un Sacrarium où tous les martyrs se donnent rendez-vous, où toutes les grandeurs se rencontrent, ou Socrate avoisine les dieux qui lui ont fait boire la ciguë, où Moïse coudoie les divinités qui l’ont chassé d’Égypte, ou l’on voit Esculape fraterniser avec Abraham, Apollonius se réconcilier avec saint Jean, et, entre le supplicié des bacchantes et le captif du Caucase, planer inattendue sur une croix la suprême Victime du Golgotha ! — Un Sacrarium pareil à celui d’Alexandre Sévère, un Panthéon ouvert a toutes les religions, à toutes les sagesses, à toutes les légendes, telle est l’œuvre de Leconte de Lisle, grande et large dans sa conception’dans son exécution parfaite !

Les périls de l’exécution étaient nombreux. On pouvait craindre, dans cette évocation des cultes qui ont passionné les multitudes, l’invasion de la partialité, de la violence, du dénigrement. Un tour d’esprit voltairien eût tout compromis, tout gâté. Une hostilité trop évidente contre tel ou tel symbole eût troublé l’harmonie de l’œuvre projetée. Nous ne voulons pas dire qu’au début Leconte de Lisle ait absolument évité tous ces périls, mais il les a bientôt écartés, et il a fini par les surmonter victorieusement. À l’érudition tenace qui lui a livré les secrets de Creutzer et d’Ottfried Mullerer, Leconte de Lisle a joint cette haute impartialité qui honore ces grands investigateurs de l’histoire religieuse ainsi que leurs interprètes français, MM. Guigniant, Maury, L. Ménard et Renan. M. Renan surtout a plus d’un point de contact avec l’auteur des Poésies barbares. Il y a un philosophe dans Leconte de Lisle, un poëte chez Ernest Renan. Tous deux peuvent revendiquer l’honneur d’avoir, sans aucune concession aux Églises établies, sans aucune adhésion mensongère, fait successivement briller dans la plus pure lumière la gloire et la sainteté primitive de chacune de ces grandes épopées religieuses où Dieu a fait passer son souffle qui toujours descend vers l’homme, où l’homme a fait surgir son idéal qui monte toujours. vers Dieu !

Ainsi, dans les volumes de vers de Leconte de Lisle comme dans les œuvres d’Ernest Renan, on retrouvera dans l’avenir toutes les splendeurs des cultes séculaires et parfois aussi leurs ombres, en réalité l’histoire même de l’âme humaine. Quels plus beaux et plus nobles sujets pour l’imagination que le mythe seconde, comme pour la pensée que le symbole favorise. L’histoire, voilà l’infini domaine qui s’ouvrait aux explorations de Leconte de Lisle, Christophe Colomb d’une poésie encore ignorée et aussi féconde qu’une Amérique.

Dès le premier volume de Leconte de Lisle, cette intention fut visible, quoiqu’elle nous fût dérobée par des diversions étrangères à l’idée dominante de l’auteur. Ce premier volume contenait quelques éléments disparates, quelques morceaux qui semblaient purement des essais de jeunesse. Un grand nombre de pièces n’étaient que des études sur les mœurs pastorales ou érotiques de l’antiquité, admirablement décalquées sur Théocrite, sur Anacréon, sur Horace, véritables chefs-d’œuvre d’exécution, mais où ne s’accusait pas fortement une volonté poétique. La fantaisie du poëte est chose sacrée. Que Leconte de Lisle nous ait encore donné de semblables poëmes, nul ne s’en plaindra ; car ce sont des miracles de forme et de couleur que ces études latines ou ces odes anacréontiques. Mais, avec raison, Leconte de Lisle devait les clairsemer dans ses œuvres suivantes et assurer désormais plus d’espace à cette poésie hiératique à laquelle il nous initiait.

Dans ce premier volume de Poëmes antiques, distingués par la critique et l’Académie, l’originalité se déployait déjà tout entière dans une série de pièces inspirées par les cultes de la Grèce et de l’Orient. Du christianisme, pas encore une strophe. L’auteur n’était pas évidemment arrivé à ce pieux scepticisme qui permet de toucher à toutes les reliques sacrées avec une enthousiaste indifférence. Il était alors visiblement prévenu contre le christianisme et trahissait encore une rancune polythéiste aussi guerrière que celle dont Fuerbach était animé contre le céleste Essénien.

Cette amertume, qui surprendrait moins chez un néo-païen comme M. Lamé ou M. L. Ménard, s’est surtout épanchée en lave brûlante dans la pièce intitulée : « Le Nazaréen. » Dans l’admirable poëme d’Hypathie, l’auteur indiquait aussi un parti-pris polythéiste. Nous ne regrettons pas que Leconte de Lisle ait renoncé à cette intervention personnelle dans son œuvre. Comparez le dernier volume aux volumes précédents, et vous verrez comme l’auteur, de plus en plus impersonnel et désintéressé, marche plus sûrement à son but magnifique. L’impression d’enthousiasme ou d’horreur ne se dégage pas moins de tel ou tel poëme ; seulement elle résulte harmonieusement de l’ensemble, au lieu d’être violemment arrachée par une prosopopée. Ce que l’auteur peut perdre en éloquence assez aisée, il le regagne en calme, en sérénité, en véritable grandeur.

Pèlerin de la poésie religieuse, Leconte de Lisle avait donc commencé par la Grèce son voyage autour du monde, voyage assez semblable aux courses lointaines des Pythagore et des Platon qui allaient chercher la vérité éparse au lieu d’attendre superbement son éclosion dans leur âme. Qu’est-ce que l’Hellénisme ? La loi de l’équilibre présidant à la formation des dogmes, les forces divinisées, la beauté reine, une aristocratie héroïque planant sur les républiques humaines, au-dessus de ce chœur olympien et de son divin chorege, une main mystérieuse qui s’appesantit par intervalle et qu’Eschyle appelle la fatalité ; enfin, dans le lointain, un jeune autel où Prométhée distingue la forme du dieu inconnu !

Dans cette conception, rien de terrible, rien de monstrueux ; tout est lumière, calme, impérissable harmonie. Cette lumière, cette harmonie, ce calme, se reflétèrent dans les poëmes de Leconte de Lisle, miroir infaillible où le vieux Zeus, reclus bien loin dans quelque antre de Crète, se reconnaîtrait sans hésiter, avec une auguste reconnaissance pour le dernier des rhapsodes. Mais à la fin de ce volume, quand on lut ces mots : « Curya, Bhaghavat », on se sentit transporté dans une autre mythologie et l’on put se demander si les qualités déployées par Leconte de Lisle dans son évocation de l’hellénisme n’excluaient pas les qualités toutes différentes que réclament les mythes orientaux. On put se convaincre alors de la merveilleuse souplesse de Leconte de Lisle et de son privilége à jamais acquis de pouvoir tout comprendre, tout sentir, tout exprimer, comme un autre Ézéchiel qui, ranimant les poussières adorées, en ferait des dieux aussi vivants, aussi beaux, aussi redoutables qu’à l’heure fugitive où ces évanouis eurent leurs encens et leurs autels !

Depuis Curya et Bhaghavat, dans tous les volumes de Leconte de Lisle se retrouve cette révélation de l’Inde sacerdotale. Le sentiment du monstrueux et de l’énorme, si nécessaire quand on revient à cet Orient où la nature écrase et absorbe, n’a pas plus fait défaut au poëte que le sentiment de la proportion ne lui avait manqué devant le Parthénon et la Vénus Victrix. Jamais le sens de cette théologie indoue, si fourmillante et si compliquée, n’a été plus clairement saisie :

L’unique, l’éternelle et sainte illusion….
Ô Brama, l’existence est le rêve d’un rêve.

Telles sont les formules de ces étranges conceptions. Quel en est le mot suprême ? L’absorption dans l’Être unique, le panthéisme poussé jusqu’à l’abdication du mouvement, jusqu’au suicide vivant. Effrayante hallucination des brahmanes ! Amour vertigineux et terrifiant que nous appellerons la passion du néant !

De l’Inde au Nord le contraste est encore bien frappant. Là. le colossal et le vague se partagent la théogonie ; ici, une sorte de brume fantastique autour des batailleurs divins, la religion de l’épée, le culte de la mort. Moins sympathiques, moins curieux, ces dogmes ont encore inspiré Leconte de Lisle, surtout dans son dernier recueil. — Le poëte n’est remonté vers la Judée qu’assez tard. Ses poèmes, la Fin de l’homme et la Vigne de Naboth, sont dignes des fragments bibliques de la Légende des siècles. L’islam pouvait abondamment fournir à cette riche imagination. Les féeries du Coran, les innombrables récits du désert, la sainteté des califes parfaits, l’inspireront un jour sans nul doute. Dans son dernier volume, Leconte de Lisle nous a peint plutôt l’extérieur du mahométisme, les mœurs orientales sous l’action de l’islam. Ce n’est pas assez : le poëte comblera cette lacune de son œuvre.

Leconte de Lisle avait en passant touché au christianisme primitif. En suivant le cours des âges, il allait se trouver en présence du catholicisme convertisseur, civilisateur, et même persécuteur, en un mot de la religion du moyen âge. L’intérêt dominant du nouveau volume repose sur les poëmes consacrés à ces siècles orthodoxes. De là ce titre : « Poëmes barbares. » Que nous représente, en effet, le moyen âge ? La double existence de la barbarie établie en Europe et du catholicisme dirigeant et surveillant la barbarie. Tout vient aboutir à l’histoire de ces deux grands alliés, de leurs mutuelles concessions, de leurs luttes mutuelles, de leurs chocs terribles et de leurs amitiés quelquefois plus terribles encore.

Ce que l’histoire a élucidé, Leconte de Lisle nous l’affirme dans cette forme où tout se grave et s’éternise. La barbarie, parfois traversée dans sa nuit d’éclairs civilisateurs par la chevalerie, la poésie et la prédication des saints, n’a pas cessé d’être la barbarie telle qu’elle apparut pendant les croisades aux yeux clairvoyants des Grecs. Parfois héroïque, elle a été trop souvent rusée, cruelle, violente, toujours superstitieuse et lâche vis-à-vis de l’inconnu. Telle Leconte de Lisle nous la montre ; il nous la fait voir rebelle contre le prêtre qui cherche à la dompter, rebelle jusqu’au sacrilége et à la folie féroce ; souvent aussi prosternée par cette main forte et frêle jusqu’au tremblement abject dans l’universelle épouvante de l’enfer. Ce terrorisme de la vie future, Leconte de Lisle l’a peint des plus naïves et des plus sombres couleurs dans la Vision de Snorr. Les Deux Glaives nous font connaître ce duel du sacerdoce et de l’empire où éclatent le morne triomphe d’Hildebrand et la chute navrante d’Henri IV, traîné par la destinée de l’agenouillement public devant le Pape à l’agonie solitaire dans une masure, loin de son fils armé contre lui par le Saint-Siége. Les Paraboles de don Guy nous attirent dans une sorte de danse macabre où tourbillonnent tout les vices et tous les fléaux de cette époque.

Enfin l’Agonie d’un saint étale à nos yeux indignés tout l’appareil des persécutions et des tortures. Ces derniers morceaux sont réellement les plus beaux du livre. Un seul poëme les dépasse par le privilége de la perfection : c’est le Corbeau. Moins de mouvement, plus de grandeur, voilà le caractère qui distingue cette fiction merveilleuse. Ainsi nous avons déroulé l’œuvre principale de Leconte de Lisle, œuvre qui se prolongera jusqu’à nos jours avec une égale intelligence des métamorphoses religieuses de l’humanité. Mais à cette œuvre philosophique se rattache une œuvre purement descriptive. Les paysages et les visions abondent dans ces trois volumes. Leconte de Lisle s’est souvenu de son pays natal et il a de plus deviné l’Orient, comme un créole qui a devant les yeux toutes les couleurs des cieux exotiques et dans les oreilles toutes les sonorités des forêts tropicales.

Le poëte devient un peintre. Marilhat est dépassé ; Delacroix ne hérisse pas plus formidablement ses modèles du désert que Leconte de Lisle faisant poser le lion, l’éléphant ou la panthère noire. Depuis Lucrèce et Virgile, on n’a jamais mieux senti que dans Midi l’étouffement de la nature sous les larges caresses du soleil, tant le poëte a trouvé un incomparable vocabulaire qui rend indécises les limites où la peinture s’arrête, où commence la poésie !

Est-il besoin d’ajouter que Leconte de Lisle est maître absolu du rhythme, de la rime, et qu’il a créé une langue poétique ? Serait-il grand poëte sans cette excellence de la forme qui seule consacre les efforts de l’idée ? Que manque-t-il à cet artiste privilégié ? Aucun défaut ne trouble l’harmonieux ensemble de ses qualités. Le public a pu lui dénier la popularité : les lettrés lui ont assuré la vraie gloire !

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