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Les mystères de Montréal/XXI

La bibliothèque libre.
Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 71-74).

X

OÙ CLÉOPHAS RENCONTRE L’HOMME AU CHAPEAU DE CASTOR GRIS.


Cléophas s’agenouilla près du cadavre du comte de Bouctouche, posa sa main calleuse sous sa veste et l’appuya sur son cœur.

Le cœur avait cessé de battre.

Il n’y a pas à tortiller, se dit-il, mon ami a claqué. Dire que je ne sais pas son nom ! Tiens, il me vient une idée. Le nom et l’adresse de cet individu doivent se trouver dans son portefeuille. À l’enquête du coroner il faudra bien que je dise le nom de la personne avec qui j’étais. Allons, il n’y a pas de temps à perdre.

Il ferma à clé la porte de l’appartement et enleva le portefeuille du comte qu’il jeta sur la table.

il s’assit devant la table, prit le portefeuille et fit peter la bande de jim rabette qui le fermait en disant : Dois-je t’y ou dois-je t’y pas le garder avec tout ce qu’il y a dedans ? Réflexion faite, il vaut mieux pour moi être honnête et ne pas courir le risque de faire une tripe à St-Vincent de Paul.

Il ouvrit le portefeuille et une liasse de billets de banque tomba sur la table. Le comte portait sur lui trois cent cinquante piastres.

Cléophas eut des éblouissements. Son œil brillait du feu de la convoitise.

Il y eut dans sa conscience une lutte de peu de durée entre la vertu et la malhonnêteté.

La vertu n’eut pas de fair play et jeta l’éponge.

Cléophas se dit : Cet argent m’appartient parce qu’il n’y a personne pour la réclamer. Comme je ne suis pas malamain je vais laisser $75 pour les frais d’enterrement. Si je nettoyais le portefeuille on pourrait me prendre pour un coquin.

Cléophas fit un inventaire des différents papiers contenus dans le portefeuille.

Il trouva sur l’enveloppe de toutes les lettres le nom du comte de Bouctouche. En lisant plusieurs notes contenues dans un carnet, il apprit que la comtesse de Bouctouche résidait à St-Jérôme, dans le cottage ci-devant occupé par un magistrat de district.

Dans une des lettres de la comtesse, il était question d’Ursule, la servante.

En lisant le nom d’Ursule, Cléophas tressaillit et éprouva une constriction dans le gargoton comme s’il allait étouffer.

En continuant son inventaire il trouva une photographie sur zinc représentant le petit vicomte assis sur les genoux d’Ursule.

Il resta longtemps en contemplation devant l’image de celle qui l’avait porté à oublier ses devoirs conjugaux.

Il prit la photographie et la mit précieusement dans une des poches de sa veste.

Il ne comprit goutte au restant des papiers qu’il remit dans le portefeuille.

Cléophas se décida alors à informer le maître de l’hôtel de l’événement tragique qui venait de se passer dans le salon.

L’hôtelier envoya un messager chez le coroner qui ne tarda pas à paraître.

Ce dernier examina le cadavre et posa quelques questions à Cléophas qui y répondit avec un aplomb imperturbable, disant qu’il avait été engagé comme valet du comte pendant qu’il était à Montréal.

Un jury fut assermenté et l’enquête commença.

Un médecin fut appelé à rendre son témoignage et jura que la mort du comte de Bouctouche avait été causée par une maladie de cœur.

Règle générale, à une enquête de coroner, lorsque le médecin ignore la cause de la mort il l’attribue à une maladie du cœur.

Le jury, après une courte délibération, rendit un verdict conforme aux déclarations du docteur.

Le coroner fit déposer les restes du comte dans le « cavreau » de l’Église en attendant qu’ils fussent rendus à sa veuve.

Cléophas fut chargé de porter la triste nouvelle à la comtesse.

Il prit le train du soir et se rendit à St-Jérôme.

L’argent qu’il portait sur lui brûlait ses poches de pantalon. En arrivant, il entra dans l’hôtel Beaulieu et invita tout le monde qu’il y avait dans la barre à prendre un coup avec lui. « Ne vous gênez pas, disait-il, je suis flush et je paie la « nip » pour la « crowd ».


Il paya la « nip » pour la « crowd ».

Un seul des individus présents semblait vouloir se laisser tirer l’oreille. C’était l’homme au chapeau de castor gris.

— Avancez donc, monsieur, sans vous connaître, je crois vous avoir rencontré souvent à Montréal.

Caraquette s’approcha du comptoir. Il sembla s’être ravisé.

Il lança un regard de lynx sur Cléophas lorsqu’il vit sortir de sa poche la liasse de billets de banque.

Après le souper il engagea adroitement la conversation avec Cléophas qui lui raconta la tragédie de St-Jérôme.

Caraquette dissimula son émotion et sut délier la langue de Cléophas en lui payant une bouteille de champagne.

Cléophas parla, mais il se garda bien de dévoiler le secret du tatouage du petit Pite et de son entrée au collège.

Caraquette avec l’esprit de perception rapide qui le caractérisait, comprit qu’il y avait quelque anguille sous roche, et il essaya vainement de faire parler Cléophas sur le but du voyage de Bouctouche à Ste-Thérèse.

Après avoir causé pendant une heure avec l’homme au chapeau de castor gris, Cléophas alluma un cigare de dix cents et sortit de l’hôtel pour se rendre chez la comtesse de Bouctouche.