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Les mystères de Montréal/XXX

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Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 95-98).

XIX

OÙ LA SITUATION SE COMPLIQUE.


Le père Sansfaçon, ayant fait sa commission, reprit le lendemain matin le train à destination de Montréal.

Caraquette qui ne voulait pas s’endormir sur le rôti se rendit de bonne heure à la résidence de la comtesse.

Ursule lui ouvrit la porte et l’invita à entrer dans le salon.

La comtesse ne tarda pas à paraître.

Le malheur l’avait complètement bouleversée. Ses traits étaient éraillés et son teint avait perdu sa fraîcheur. Elle avait un grand cerne sous ses yeux.

Elle était revêtue d’un simple peignoir sous lequel se dessinaient les beautés plastiques de son corps. La comtesse ne passait pas la trentaine et paraissait admirablement bien conservée. Elle s’inclina devant Caraquette qui s’était levé pour la saluer.

— Monsieur, pourrai-je savoir ce qui me procure l’honneur de votre visite à St-Jérôme.

— Madame, je respecte votre douleur après les rudes épreuves que la Providence vous a envoyées. Je sympathise beaucoup avec vous, mais je ne puis transiger avec mon devoir, quelque pénible qu’en soit l’accomplissement dans les circonstances présentes. En ma qualité d’agent de la famille de St-Simon je dois m’enquérir auprès de vous de la vérité de certaines rumeurs qui circulent au sujet du vicomte. On dit que votre enfant est mort. Si c’est le cas vous savez que je dois rendre aux héritiers collatéraux de St-Simon la fortune dont vous aviez l’usufruit. J’espère que vous avez pu faire pendant douze ans des économies suffisantes pour vous mettre hors des atteintes de la misère.

— Monsieur Caraquette, dit la comtesse, je vous remercie de vos sympathies. Quant aux cancans qui se font sur la mort du vicomte, je vous prie de croire qu’il n’en est rien. Mon fils vit et est en parfaite santé. Aujourd’hui il est sain comme une rave. Si vous voulez le voir je vais le faire appeler. Il ne doit pas être bien loin.

La comtesse appuya le doigt sur un timbre.

Ursule parut.

La comtesse lui demanda de faire venir le vicomte.

Au bout d’une minute le petit Pite fit son apparition dans le salon.

Bigre, dit Caraquette en le toisant des pieds à la tête, le bambin a rudement grandi depuis quelques mois.

— Sa maladie, dit la comtesse, était une maladie de croissance.

Caraquette hocha la tête d’un air de doute et tirant une tabatière de son gousset il aspira une prise. Il cligna de l’œil et regardant le gamin entre les deux yeux il lui dit :

— Comment t’appelles-tu, mon gros ?

Le petit Pite à qui le père Sansfaçon avait fait la leçon, répondit avec aplomb :

— Je m’appelle le vicomte de Bouctouche.

— Tu ne vas pas au collège ?

— Oui, monsieur, mais je suis en vacances, à cause de la mort de mon père.

Caraquette, après avoir jonglé quelques instants, reprit : C’est bien, vicomte, vous pouvez sortir à présent. Je veux rester seul quelques minutes avec votre mère.

Le petit Pite sortit du salon.

— Madame, fit l’homme au chapeau de castor gris, je ne suis pas encore convaincu de l’identité du vicomte. Il me reste encore une preuve à obtenir. Cette preuve, c’est le signe qu’il porte sur son corps, l’empreinte du castor.

— Oh, monsieur Caraquette, s’il ne vous manque que cette preuve, je puis vous la fournir dans quelques minutes. Tenez, approchez-vous de cette fenêtre qui s’ouvre sur la rivière. Écartez le rideau et voyez mon fils qui se prépare à traverser le courant à la nage avec un de ses petits camarades.

Caraquette s’approcha de la fenêtre et dirigea ses regards vers la grève.

En effet, le gamin se déshabillait pour se jeter à l’eau.

La comtesse présenta à Caraquette une lunette d’opéra en lui disant : Voyez vous-même et assurez-vous de la vérité.

Caraquette prit la lunette et la braqua sur le petit Pite qui était justement en train de mettre son caleçon de bain.

Sur la circonvolution gauche du postérieur de l’enfant, il avait vu distinctement l’empreinte de castor avec les mots « travail et concorde ».

L’homme au chapeau de castor gris laissa tomber ses bras d’un air découragé.

Il était vaincu par la preuve.

Il se tourna vers la comtesse et lui dit : Madame, je mets bas les armes. J’avais cru à un complot entre vous et votre mari pour garder la fortune des St-Simon. Je fais amende honorable à la mémoire du comte et je vous demande de me considérer comme un ami et un protecteur dévoué.

Maintenant armez-vous de courage car j’ai une triste nouvelle à vous annoncer. Ici Caraquette raconta à la comtesse le vol du trésor des Bouctouche commis dans son hôtel.

La comtesse pâlit, et après quelques instants elle parut reprendre son sang-froid. Après une minute de réflexion elle dit à Caraquette :

— Je crois connaître le voleur. Il n’y en a pas d’autre que Cléophas, un domestique de mon mari qui se trouvait avec lui à Ste-Thérèse, au moment de sa mort.

— Cléophas, dites-vous, mais c’est l’individu qui a été arrêté pour avoir tiré un coup de pistolet sur votre servante ; Cléophas qui s’est évadé de la prison de Ste-Scholastique. Soyez sans crainte, madame, dans quelques jours ce scélérat tombera entre les mains de la justice, s’il n’est pas rendu aux États-Unis. Les détectives de Montréal, Lafond et Riché, ont la chose en main. Ils finiront, j’en suis sûr, par mettre la main sur le pot aux roses et à pincer le coquin.

Pendant la conversation qui suivit entre Caraquette et la comtesse, un bruit assez étrange se fit entendre dans la cuisine. Bientôt ce furent des éclats de voix, des sacres et un fracas de vaisselle qui se cassait.

La comtesse se leva précipitamment et courut à la cuisine. Là elle vit Bénoni qui était en train de crêper la chevelure à sa bien-aimée et de tout démolir dans l’appartement.