Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Andrea del VERROCCHIO

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Andrea del VERROCCHIO
Peintre orfèvre et sculpteur florentin, né en 1435, mort en 1488

Andrea del Verrocchio[1], Florentin, fut dans son temps orfèvre, perspectiviste, sculpteur, graveur, peintre et musicien. À la vérité, dans l’art de la sculpture et de la peinture, il eut une manière un peu dure et crue, qu’il parvint à acquérir avec beaucoup de travail, plutôt qu’il ne la tint de nature. Dans sa jeunesse, il s’appliqua aux sciences et particulièrement à la géométrie. Tandis qu’il s’occupait d’orfèvrerie, il fit, outre quantité d’autres choses, quelques boutons de chapes, qui sont à Santa Maria del Fiore de Florence, et des pièces d’argenterie, en particulier une coupe dont la forme extérieure est pleine d’animaux, de feuillages et d’autres fantaisies et qui est bien connue de tous les orfèvres. Sur une autre, également de sa main, il y a une ronde d’enfants qui est très belle[2]. Ayant ainsi donné une preuve de son savoir, il lui fut alloué par l’Art des Marchands de faire deux bas-reliefs, en argent, pour les extrémités de l’autel de San Giovanni[3], qui, une fois mis en place, lui valurent une grande renommée.

À cette époque, il manquait à Rome, sur l’autel de la chapelle papale, plusieurs de ces apôtres en argent qu’on y voit ordinairement, ainsi que d’autres pièces d’argenterie qui avaient été détruites. Appelé par le pape Sixte, Andrea conduisit à bonne fin les travaux que celui-ci lui donna bénévolement à faire, avec beaucoup de soin et de jugement[4]. Voyant alors le grand cas que l’on faisait des statues et des autres antiques qui se trouvaient à Rome, où le pape venait de faire placer à Saint-Jean de Latran le fameux cheval de bronze[5], et de ceux que l’on découvrait chaque jour, aussi bien des fragments que des morceaux entiers, il se décida à se tourner vers la sculpture. Abandonnant donc totalement l’orfèvrerie, il se mit à couler en bronze quelques figurines qui furent très louées ; aussi, devenant plus hardi, il passa au travail du marbre. La femme de Francesco Tornabuoni étant morte en couches à cette époque, son mari, qui l’avait beaucoup aimée et qui voulait l’honorer après sa mort autant qu’il le pouvait, donna à faire le tombeau à Andrea, qui sculpta sur le sarcophage l’accouchement et la mort de cette dame[6]; il fit aussi trois figures représentant trois Vertus qui furent jugées très belles, étant les premières œuvres, en marbre, qui sortaient de sa main ; ce tombeau fut placé à la Minerva.

Étant de retour à Florence, avec de l’argent, de la gloire et de la renommée, on lui fit faire, en bronze, un David[7], haut de deux brasses et demie, qui fut placé, une fois terminé, dans le palais, au sommet de l’escalier où était la chaîne, et qui lui attira de grands éloges. Pendant qu’il y travaillait, il fit encore cette Madone, en marbre[8] qui est au-dessus du tombeau de Messer Leonardo Bruni d’Arezzo, à Santa Croce, qu’il avait commencée, étant très jeune, pour Bernardo Rossellini, architecte et sculpteur, qui éleva tout ce monument, comme nous l’avons dit ailleurs. Andrea sculpta encore sur une plaque de marbre la demi-figure d’une Vierge tenant l’Enfant Jésus en demi-relief[9], qui était autrefois dans le palais Médicis et qui est aujourd’hui au-dessus d’une porte de la chambre de la duchesse de Florence. Il fit, en bronze, deux têtes, l’une d’Alexandre le Grand, de profil, et l’autre de Darius, toute de fantaisie. Ces demi-reliefs, très différents pour le casque, l’armure et toute chose, furent envoyés par Laurent le Magnifique, avec beaucoup d’autres œuvres, à Mathias Corvin, roi de Hongrie[10].

Ayant acquis par ces travaux la réputation d’un maître excellent, particulièrement dans le travail du métal, auquel il se plaisait beaucoup, il fit, à San Lorenzo, le tombeau isolé en bronze de Giovanni et de Piero, fils de Cosme de Médicis[11]. C’est une caisse en porphyre, soutenue par quatre pieds en bronze, avec des feuillages enroulés d’un travail précieux, qui est placée entre la chapelle del Sagramento et la sacristie. Il montra en même temps son talent pour l’architecture, en plaçant ce tombeau dans l’ouverture d’une fenêtre large de cinq brasses et haute de dix environ, et sur un soubassement qui sépare la chapelle del Sagramento de la vieille sacristie. Au dessus de la caisse, pour remplir le vide de la fenêtre jusqu’à la voûte, il plaça une grille à losanges, en cordonnets de bronze très naturels et enrichis sur certains points de festons et d’autres belles fantaisies. Donatello ayant fait, pour le Tribunal des Six della Mercanzia, le tabernacle, en marbre, qui est à Or San Michele, face à l’Oratoire de San Michele, on résolut d’y placer un saint Thomas, en bronze, mettant le doigt dans la plaie du Christ. Ce projet resta longtemps sans exécution parce que, de ceux qui en avaient la direction, les uns voulaient en charger Donatello, d’autres Lorenzo Ghiberti, et il en fut ainsi tant que vécurent ces deux artistes. Finalement, ces deux statues furent allouées à Andrea[12] qui, ayant fait les modèles et les formes, les coula ; elles vinrent si entières et si nettes, que ce fut vraiment une très belle fonte. Il se mit de suite à les réparer, à les terminer et il les amena à une telle perfection que l’on ne saurait rien désirer de mieux. On distingue dans saint Thomas, son incrédulité et son trop grand désir de s’assurer du fait, en même temps que l’amour qui lui fait mettre, d’un beau geste, la main au côté du Christ : celui-ci, avec une extrême bienveillance, lève le bras et ouvre sa robe pour détruire les doutes de son disciple incrédule. Il présente toute la grâce et la divinité, pour ainsi dire, que l’art peut donner à une figure. En revêtant ces deux figures de draperies très belles et bien appropriées, Andrea montra qu’il entendait cet art aussi bien que Donato, Lorenzo et les autres qui avaient travaillé avant lui. Aussi son œuvre mérita-t-elle d’être placée dans un tabernacle construit par Donato, et d’être toujours tenue depuis en haut prix et en grande estime.

La renommée d’Andrea ne pouvant monter plus haut ni s’accroître dans cet art, en homme à qui il ne suffisait pas d’être excellent dans une seule partie, il se tourna vers la peinture et fit les cartons d’une bataille de figures nues, dessinées à la plume et destinées à être peintes sur une paroi. Il fit pareillement les cartons de quelques tableaux et commença à les exécuter en couleurs ; mais quelqu’en soit la cause, ces tableaux restèrent inachevés. Parmi d’autres dessins, il y a quelques têtes de femmes, avec des physionomies et des coiffures que Léonard de Vinci imita toujours, à cause de leur beauté, et deux chevaux, représentés de manière à pouvoir être agrandis avec toutes leurs proportions exactes et sans aucune erreur[13]. Il fit encore, pour Laurent de Médicis et pour la fontaine de la villa Careggi, un enfant, en bronze, qui étrangle un poisson ; le duc Cosme l’a fait placer sur la fontaine qui est dans la cour de son palais ; cet enfant est vraiment merveilleux[14].

Lorsque la coupole de Santa Maria del Fiore fut achevée, on résolut, après de nombreuses discussions, de faire la boule en cuivre qui devait être placée au sommet de l’édifice, d’après le projet laissé par Filippo Brunelleschi. Andrea, qui en fut chargé[15], la fit haute de quatre brasses, et, la posant sur un bouton, l’enchaîna de telle manière qu’on put y fixer avec sécurité la croix. Cet objet terminé fut mis en place avec une belle solennité, à la grande joie du peuple. Il est certain qu’il fallut y consacrer beaucoup de soin et de jugement, parce qu’il était nécessaire de ménager une entrée dans la boule et de l’armer avec assez de solidité pour que les vents ne pussent l’ébranler[16]. Comme Andrea ne restait jamais sans rien faire et qu’il travaillait toujours à quelque œuvre de peinture ou de sculpture, il passait quelquefois d’une œuvre à l’autre, afin qu’il éprouvât moins de dégoût (ce qui arrive à beaucoup d’autres) à s’occuper toujours de la même chose. Bien qu’il ne mît point en œuvre les cartons dont nous avons parlé plus haut, il fit néanmoins quelques peintures, entre autres un tableau[17] pour les religieuses de San Domenico, à Florence, dont il fut si content que bientôt après il peignit, à San Salvi, pour les religieux de Vallombrosa, un Baptême du Christ[18]. Dans cette œuvre où il fut aidé par Léonard de Vinci, alors très jeune et son disciple, celui-ci peignit un ange infiniment supérieur au reste du tableau, ce qui fut cause qu’Andrea se décida à ne plus toucher à ses pinceaux, Léonard, si jeune, l’ayant surpassé dans son art.

À cette époque[19] les Vénitiens désiraient honorer le grand talent militaire de Bartolommeo de Bergame[20], grâce auquel ils avaient remportés de nombreuses victoires ; ce faisant, ils stimulaient aussi leurs autres généraux. Ayant appris la renommée d’Andrea, il l’appelèrent à Venise où il reçut l’ordre de faire en bronze la statue équestre de ce capitaine, destinée à être posée sur la place San Giovanni e Paolo. Andrea, ayant donc fait le modèle du cheval, avait commencé les armatures pour le couler en bronze, quand, par l’entremise de quelques gentilshommes, il fut décidé que Vellano de Padoue ferait la statue et Andrea le cheval. À cette nouvelle, Andrea, après avoir brisé les jambes et la tête à son modèle, parti, tout indigné, pour Florence, sans souffler mot. Ce qu’apprenant, la Seigneurie lui fit savoir de ne pas avoir la hardiesse de revenir à Venise, sous peine d’avoir la tête tranchée. Andrea répondit qu’il s’en garderait bien, sachant qu’il n’était pas en leur pouvoir de rattacher sur les épaules d’un homme la tête qu’ils en auraient une fois détachée, ni d’en faire une semblable à la sienne, tandis que, ajoutait-il, il lui était facile d’en rendre une à son cheval, beaucoup plus belle que celle qu’il avait brisée. Après cette réponse qui ne déplut pas aux seigneurs, on le rappela à Venise avec une double provision. Ayant donc réparé le premier modèle, il coula la statue. Mais il ne put la terminer, parce que, s’étant échauffe à cette opération et refroidi ensuite, il mourut dans cette ville, au bout de peu de jours. L’œuvre restait inachevée[21], bien qu’il y eût peu de choses à y faire pour la réparer et la mettre en place. Il lui en arriva autant avec le tombeau du cardinal Forteguerra[22], à Pistoia, lequel, accompagné des trois Vertus théologales et surmonté d’un Père éternel, fut terminé ensuite par Lorenzetto, sculpteur florentin.

Andrea se plaisait à mouler en plâtre, c’est-à-dire avec cette pierre tendre que l’on tire des carrières de Volterra, de Sienne et de divers endroits d’Italie. Cette pierre, cuite au feu, battue et ensuite délayée dans l’eau tiède, devient si tendre que l’on peut prendre l’empreinte de ce que l’on veut, et ensuite, en séchant, elle durcit, en sorte qu’elle peut servir de moule. Andrea moulait ainsi des mains, des genoux, des jambes, des bras et des torses, afin de les copier tout à son aise. De son temps, on commença à mouler à peu de frais les têtes de ceux qui mouraient ; aussi voit-on, dans chaque maison de Florence, une infinité de portraits ainsi exécutés, si naturels et si bien faits qu’ils paraissent vivants. Nous devons avoir une grande obligation de ce procédé à Andrea, qui fut un des premiers à le mettre en pratique.

Outre les œuvres susdites, Verrocchio exécuta encore des Crucifix en bois et d’autres œuvres en terre, travail dans lequel il excellait, comme on peut le voir dans les modèles des reliefs qu’il fit pour l’autel de San Giovanni, dans de petits enfants très beaux et dans une tête de saint Jérôme que l’on regarde comme merveilleuse. On voit encore de sa main l’enfant de l’horloge, dans le Mercato Nuovo, qui a les bras articulés, en sorte qu’en les levant, il sonne l’heure avec un marteau, et qui, dans ce temps, fut considéré comme une œuvre belle et originale[23].

Il avait 56 ans quand il mourut[24]. Il eut pour élèves Pietro Perugino, Léonard de Vinci, dont on parlera en leur temps, et Francesco di Simone, Florentin, qui exécuta à Bologne, dans l’église San Domenico, pour le docteur Alessandro Tartaglia d’Imola[25], un tombeau en marbre avec une foule de petites figures que l’on croirait sculptées par Andrea lui-même. Celui qui, de tous, fut le plus aimé d’Andrea, Lorenzo di Credi, ramena de Venise les restes de son maître et les déposa à Sant’Ambruogio, dans la sépulture de Ser Michele di Cione[26].

NOTE SUR LA STATUE DU COLLEONE

La part certaine de Verrochio n’a jamais été bien établie, certains traduisant l’inscription portée sur la sous-ventrière du cheval V. F, opvs par Venetus fecit et d’autres par Venetus fudit. L’ensemble ne fut découvert que le 26 mars 1496, comme l’atteste Marino Sanuto, dans ses Diarii. Burckhardt, dans le Cicerone, accorde à Léopardi la fonte, la ciselure du cheval, ainsi que tout le piédestal avec sa garniture en bronze (1491-1495). Le dessin et le modèle appartiendraient à Verrocchio.


  1. Né en 1435, d’après la déclaration de son père faite au Catasto. Son père s’appelait Michele di Cione et était tuilier.
  2. Ses travaux d’orfèvrerie n’existent plus.
  3. Il n’en fit qu’un seul, représentant la Décollation de saint Jean, vers 1477 ; existe encore aa Musée du Dôme.
  4. Les apôtres en argent de Verrocchio n’existent plus.
  5. C’est la statue équestre de Marc-Aurèle, actuellement sur la place du Capitole.
  6. Ce bas-relief est au Musée National de Florence ; le reste du tombeau n’existe plus.
  7. Fini en 1476, payé 150 florins larges ; actuellement au Musée National. Le dessin initial est aux Offices.
  8. En place.
  9. Au Musée National.
  10. Ces œuvres ont disparu.
  11. Tombeau en place, commandé par Laurent le Magnifique et son frère. Piero et Giovanni y furent déposés en 1472, puis, en 1559, Laurent le Magnifique et Julien, son frère.
  12. Vers 1478. Terminées en 1483 et payées 800 florins larges. — En place.
  13. Plusieurs dessins au Louvre et au château de Chantilly.
  14. Actuellement dans la cour du Palazzo Vecchio.
  15. Le 10 septembre 1468
  16. Posée en 1471, cette boule fut jetée à terre par la foudre, dans la nuit du 17 janvier 1600, et remplacée, en 1602, par une plus grande.
  17. Tableau inconnu.
  18. Actuellement à l’Académie des Beaux Arts.
  19. Délibération du Sénat vénitien, à la date du 30 juillet 1479.
  20. Appelé le Colleone.
  21. D’après son testament, le modèle n’était même pasachevé et il chargea Lorenzo di Credi de le terminer. Alessandro Leopardi fit la fonte et posa la statue, le 26 mars 1496, sur une base qu’il avait lui-même édifiée. Sur la sous-ventrière du cheval, on lit cette inscription : ALEXANDER LEOPARDVS V. F. OPVS.
  22. Forteguerra mourut en 1473. Le tombeau, actuellement dans la cathédrale, fut commencé en 1474.
  23. Ces œuvres n’existent plus.
  24. Mort à 53 ans, en 1488.
  25. Tartagni mourut en 1477. Son tombeau est en place, signé : OPERA FRANCIS. SIMONIS. FLOREN.
  26. Son nom est porté sur une dalle, sur le sol de l’église, sans date.