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Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Antonio et Piero POLLAIOLI

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Antonio et Piero POLLAIOLI
Peintres et sculpteurs florentins ; le premier, né en 1481, mort en 1498 ; le second, né en 1448, était déjà mort en 1496.

Ils naquirent[1] à Florence peu d’années l’un après l’autre, d’un père de petite condition et de peu de fortune, qui, reconnaissant à divers indices l’esprit bien doué et subtil de ses fils et n’ayant pas les moyens de les diriger vers les lettres, plaça Antonio au métier d’orfèvre, près de Bartoluccio[2] Ghiberti, maître très habile de cette époque, et fit entrer Piero pour apprendre la peinture, dans l’atelier d’Andrea dal Castagno, qui était alors le meilleur peintre de Florence. Antonio, poussé par Bartoluccio, ayant acquis la manière de monter les joyaux et de cuire au feu les émaux sur argent, était considéré comme le plus habile manieur d’outils dans cet art. En sorte que Lorenzo Ghiberti. qui travaillait alors aux portes de San Giovanni, ayant remarqué la manière d’Antonio, l’attira auprès de lui, avec plusieurs jeunes gens, et le mit à travailler à l’un des festons auxquels il était occupé. Antonio y fit une caille qui existe encore[3], si belle et si parfaite qu’il ne lui manque que le vol. Il ne se passa pas beaucoup de semaines qu’il ne fût reconnu pour le meilleur de tous ceux qui y travaillaient, quant au dessin et à la patience, en même temps que le plus ingénieux et le plus diligent. Son talent et sa réputation s’étant donc accrus, il se sépara de Bartoluccio et de Lorenzo et ouvrit, sur la place del Mercato Nuovo, une boutique d’orfèvrerie magnifique et réputée, dans laquelle il exerça son métier pendant de longues années, dessinant continuellement et faisant en relief des cires et d’autres fantaisies qui, en peu de temps, le firent estimer le premier de son art, ce qu’il était en effet.

Il y avait dans le même temps un autre orfèvre, appelé Maso Finiguerra[4], qui obtint une renommée éclatante et méritée. Dans le travail du burin et dans les nielles, on n’avait encore vu personne qui sût mettre tant de figures dans un grand ou petit espace, ainsi que le prouvent certaines Paix[5], travaillées par lui et représentant des sujets extrêmement fins de la Passion du Christ, qu’il exécuta pour San Giovanni de Florence. Il dessina très bien et abondamment. En concurrence de lui, Antonio fit quelques sujets où il l’égala en travail et le surpassa en dessin. Pour cette raison, les consuls de l’Art des Marchands, voyant son grand talent, décidèrent de lui confier l’exécution de quelques-uns des reliefs en argent, destinés à l’autel de San Giovanni[6] ; les siens furent si bien réussis qu’on les reconnaît comme meilleurs que tous les autres. Ils représentent le Festin d’Hérode et la danse d’Hérodiade[7] ; mais le plus beau morceau est le saint Jean, entièrement ciselé, qui est au milieu de l’autel. Les Consuls demandèrent ensuite à Antonio des candélabres d’argent hauts de trois brasses et une croix en proportion ; il s’en acquitta avec une telle perfection que cette œuvre a toujours été trouvée merveilleuse par les étrangers et ses compatriotes. Il éprouva des peines incroyables dans ces travaux d’or, d’argent et d’émail. Parmi ces œuvres, il y a quelques Paix, à San Giovanni, très belles, qui sont des émaux colorés au feu, en sorte qu’au pinceau on pourrait peu y ajouter ; on en voit également, qui sont vraiment miraculeux, dans d’autres églises de Florence, de Rome et ailleurs en Italie. Malheureusement, quantité des émaux sortis des mains des Pollaioli, ou de leurs élèves, ont été mis au feu et détruits, pendant la guerre, pour les besoins de la ville.

Antonio, s’apercevant d’ailleurs que cet art donne peu de renommée à ceux qui l’exercent, se résolut à le quitter, désireux de se faire un nom plus glorieux ; ayant un frère, Piero, qui s’adonnait à la peinture, il se mit avec lui pour en apprendre les procédés et savoir se servir des couleurs. La peinture lui paraissait un art si différent de l’orfèvrerie, que, s’il n’avait pas pris si rapidement la résolution d’abandonner entièrement celle-ci, il ne se serait peut-être jamais décidé à se tourner de l’autre côté. Aussi, aiguillonné par le dépit plutôt que par l’intérêt, il apprit, en peu de mois, la pratique du coloris et devint un maître excellent. S’étant donc mis entièrement avec son frère, ils peignirent de concert quantité de peintures ; entre autres, comme ils recherchaient beaucoup le coloris, un tableau à l’huile[8] qu’ils firent pour le cardinal de Portogallo, et qui est placé sur l’autel de sa chapelle, à San Miniato, hors de Florence ; ils y représentèrent saint Jacques, apôtre, saint Eustache et saint Vincent. Piero, en particulier, peignit à l’huile, sur la muraille, d’après la méthode qu’il avait apprise d’Andrea dal Castagno, quelques prophètes[9], dans les angles de la même chapelle, au-dessous de l’architrave, et une Annonciation, avec trois figures, dans un cadre demi-circulaire[10] (2). Pour les capitaines di Parte, Piero peignit à l’huile, dans un cadre demi-circulaire, une Vierge ayant son Fils au cou et entourée d’une frise de séraphins[11]. Les deux frères peignirent encore, sur un pilastre de San Michele in Orto, une toile à l'huile représentant l’ange Raphaël et Tobie[12] ; dans la salle de la Mercatanzia où siègent comme tribunal ces magistrats, ils firent plusieurs Vertus[13]. Il reproduisit les traits de Messer Pogge, secrétaire de la Seigneurie de Florence, qui écrivit l’histoire de la République, après Messer Leonardo d’Arezzo, et ceux de Giannozzo Manetti, homme savant et très estimé, dans le même lieu du Proconsulat[14], où d’autres maîtres, longtemps auparavant, avaient peint les portraits de Zanobi da Strada, poète florentin, de Donato Acciaiuoli et d’autres.

À San Sebastiano de’ Servi, dans la chapelle des Pucci, Antonio peignit le tableau de l’autel, qui est une œuvre rare et excellente[15]. Elle renferme des chevaux admirables, des nus, de belles figures en raccourci et le saint Sébastien qui y est représenté sous les traits de Gino, fils de Lodovico Capponi. Ce tableau est l’œuvre la plus estimée qu’Antonio ait jamais peinte. Comme il cherchait à imiter la nature le plus qu’il pouvait, il fit un des archers qui, se baissant pour charger son arbalète, qu’il tient appuyée contre sa poitrine, montre par ses veines et ses muscles gonflés, et en retenant son souffle, toute la force qu’un homme, puissant des bras, peut mettre pour charger cet instrument. Antonio Pucci donna pour ce tableau, qui fut terminé l’an 1475, trois cents écus, en affirmant qu’il payait à peine les couleurs. Antonio, dont le courage fut ainsi accru, fit encore à San Miniato fra le Torri, au dehors de la porte, un saint Christophe, haut de dix brasses, œuvre très belle et exécutée à la moderne[16] ; c’est, dans cette grandeur, la figure la mieux proportionnée qu’on eût faite jusqu’alors. Il peignit ensuite, sur toile, un Crucifix avec saint Antonin[17], qui est placé dans la chapelle de ce saint, à San Marco. Dans le palais de la Seigneurie de Florence, il fit un saint Jean-Baptiste[18], à la porte della Catena et dans la maison des Médicis, pour Laurent l’Ancien, trois tableaux représentant des Hercules, hauts de cinq brasses, étouffant Antée, tuant le lion et abattant l’hydre[19]. Pour la Compagnia di Sant’Angelo, à Arezzo, il fit, d’un côté, un Crucifix et de l’autre, sur une toile peinte à l’huile, un saint Michel combattant avec le dragon[20]; c’est vraiment une œuvre merveilleuse.

Il s’entendait à rendre les nus d’une manière plus moderne que tous les autres peintres qui l’avaient précédé. Il écorcha quantité de cadavres pour voir leur anatomie intérieure, et il fut le premier à montrer la manière de rechercher les muscles qui ont une forme et apparaissent dans les figures. De plusieurs figures nues, entourées d’une chaîne, il composa et grava sur cuivre une Bataille[21] et, après cette gravure, il fit encore d’autres estampes d’une meilleure intaille que toutes celles des maîtres qui avaient travaillé avant lui.

Étant donc devenu célèbre entre les artistes, et le pape Sixte IV étant mort[22], il fut appelé à Rome par Innocent, son successeur[23], qui lui fit faire en métal son tombeau. Ce monument[24], sur lequel il représenta le pape Innocent assis, dans la pose où il se tenait quand il donnait sa bénédiction, fut placé à Saint-Pierre, à côté de la chapelle où l’on conserve la lance du Christ. Antonio est également l’auteur du tombeau de Sixte IV qui, terminé avec une énorme dépense, fut placé au milieu de la chapelle qui porte le nom de ce pape[25], avec une riche ornementation et complètement isolé : il est surmonté de la statue couchée, très bien exécutée. On dit qu’il dessina pour Innocent les plans du palais du Belvédère, qui fut élevé par d’autres, parce qu’il n’avait pas beaucoup de pratique de la construction.

Finalement, étant devenus riches, les deux frères moururent en 1498, peu de temps l’un après l’autre, et furent ensevelis par leurs parents dans l’église San Piero in Vincula. Leur tombeau est à côté de la porte du milieu, à main gauche en entrant dans l’église ; il porte leurs deux portraits dans des médaillons en marbre, avec une épitaphe[26].

Antonio fit un bas-relief en métal, très beau, qui représente une bataille de figures nues et qui fut envoyé en Espagne[27]; il y en a un moulage en plâtre, à Florence, auprès de tous les artistes. Après sa mort on trouva le dessin et le modèle[28] qu’il avait faits, sur la demande de Lodovico Sforza, pour la statue équestre de Francesco Sforza, duc de Milan. Nous avons de ce dessin deux tracés différents : sur l’un, le cavalier a au-dessous de lui Vérone, sur l’autre[29], tout armé et sur un soubassement orné de batailles, il fait sauter son cheval par dessus un homme armé. Je n’ai pas pu savoir pour quelle raison ces dessins n’ont pas été mis à exécution. Il fit aussi quelques médailles très belles, entre autres celle de la conjuration des Pazzi, sur laquelle il y a les têtes de Laurent et de Julien de Médicis et, sur le revers, le chœur de Santa Maria del Fiore, avec tout l’événement exactement comme il arriva[30]. Pareillement, il fit les médailles de quelques pontifes et d’autres œuvres bien connues des artistes.

Antonio avait soixante-deux ans lorsqu’il mourut et son frère Piero soixante-cinq ans. Parmi ses nombreux élèves, on compte Andrea Sansovino. Il eut dans son temps une vie très heureuse, ayant rencontré des papes riches, et sa patrie étant alors à l’apogée de sa fortune et se plaisant à honorer le mérite. Aussi fut-il très estimé et, s’il avait eu des temps contraires, peut-être n’aurait-il pas eu les mêmes résultats fructueux ; les révolutions sont, en effet, ennemies des sciences que cultivent les hommes et auxquelles ils prennent de l’intérêt.

On fit sur ses dessins, pour San Giovanni de Florence, deux dalmatiques, une chasuble et une chape de brocart, tissées d’un seul morceau, sans aucune couture[31]. Divers traits de la vie de saint Jean forment la bordure et les ornements, et furent divinement brodés par Paolo de Vérone[32], le plus habile artiste en ce genre. Il rendit les figures avec l’aiguille, aussi bien qu’Antonio aurait pu le faire avec le pinceau, en sorte que nous ne devons pas avoir moins d’obligation au beau dessin de l’un qu’à l’étonnante patience de l’autre. Cet ouvrage demanda vingt-six années de travail ; les broderies furent exécutées au point serré qui, outre qu’il donne plus de durée, produit exactement l’effet d’une peinture au pinceau. Cette manière de broder est presque entièrement perdue aujourd’hui ; on a adopté un point plus large, qui est moins durable et moins agréable à l’œil.


  1. Fils de Jacopo d’Antonio Benci, marchand de volailles. Leurs dates de naissance sont prises dans les déclarations de leur père en 1433 et en 1457.
  2. Beau-père de Lorenzo Ghiberti.
  3. Sur la porte, face au Dôme, à mi-hauteur et à gauche.
  4. 1426-1464.
  5. On en voit quelques-unes au Musée National.
  6. Conservé actuellement au Musée du Dôme.
  7. Reliefs restitués à Antonio di Salvi ef Francesco di Giovanni. Le saint Jean est de Michelozzo. Verrochio fit le relief delà Décollation ; Cennini fit l’Annonciation de la naissance de saint Jean et Pollaiolo la Nativité. Il ne fit que la base de la Croix, mentionnée plus bas, en 1456.
  8. Actuellement aux Offices.
  9. Huit figures en mauvais état.
  10. Restituée à Alesso Baldovinetti. Il n’y a que deux figures.
  11. Tableau perdu.
  12. Actuellement au Musée de Turin.
  13. Actuellement aux Offices, six en tout ; une septième de Botticelli.
  14. Tribunal des Juges et des Notaires ; ces portraits n’existent plus.
  15. À la Galerie Nationale de Londres.
  16. N’existe plus.
  17. N'existe plus
  18. Ibid.
  19. Deux petits tableaux analogues aux Offices.
  20. N’existe plus.
  21. Seule estampe signée : OPUS ANTONII POLLAJOLI FLORENTINI. On lui attribue encore deux autres estampes.
  22. En 1484.
  23. Qui mourut en 1492.
  24. Dans la chapelle della Concezione.
  25. Chapelle del Sacramento ; tombeau signé et daté 1498.
  26. Ce tombeau existe encore. — Antonio fait son testament le 4 novembre 1496 ; il y dit que son frère était déjà mort. Antonio mourut le 4 février 1498, à 67 ans ; Piero avait probablement 53 ans au moment de sa mort.
  27. Bas-relief inconnu.
  28. Actuellement perdus.
  29. Actuellement au cabinet des estampes de Munich.
  30. Cette description n’est pas tout à fait exacte. Sur chaque face de la médaille, il y a une des deux têtes et au-dessous la représentation de l’événement.
  31. Quelques-unes de ces broderies sont conservées sous verre, dans la sacristie de San Giovanni.
  32. Paolo di Bartolommeo di Manfredi, de Vérone.