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Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Sandro BOTTICELLI

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Sandro BOTTICELLI
Peintre florentin, né en 1447, mort en 1510  ;

Dans le temps où vivait Laurent le Vieux de Médicis, et qui fut vraiment un siècle d’or pour les hommes de génie, florissait Alessandro, appelé Sandro[1], suivant notre usage, et surnommé Botticello, pour la raison que nous verrons plus loin. Il était fils de Mariano Filipepi, citoyen florentin, qui l’éleva avec soin et lui fit apprendre tout ce que l’on enseigne ordinairement aux enfants, avant de les mettre en apprentissage. Bien qu’il apprît facilement tout ce qu’il voulait, il était néanmoins toujours inquiet, et ne se contentait pas des leçons de lecture, d’écriture et d’arithmétique que lui donnait son maître d’école. En sorte que son père, fatigué de son imagination sans cesse en mouvement, le plaça, en désespoir de cause, chez un de ses compères, appelé Botticello, maître alors très compétent dans l’art de l’orfèvrerie. Il y avait à cette époque une très, grande familiarité et une fréquentation presque continuelle entre les orfèvres et les peintres, de sorte que Sandro, qui était très adroit de sa personne, et qui s’était consacré tout entier au dessin, se prit de passion pour la peinture et se disposa à s’y adonner. Il s’en ouvrit franchement à son père ; celui-ci, voyant l’inclination de son esprit, l’amena à Fra Filippo del Carmine, peintre très excellent de cette époque, et le mit auprès de lui à apprendre, comme Sandro lui-même le désirait. S’étant donc donné tout entier à cet art, il suivit et imita si exactement son maître, que Fra Filippo le prit en affection, et l’instruisit, de manière qu’il parvint rapidement à un degré de perfection auquel personne ne se serait jamais attendu. Étant très jeune encore, il peignit, dans la Mercatanzia de Florence, une Force[2], entre les tableaux des Vertus qu’exécutaient Antonio et Piero del Pollaiolo.

À Santo Spirito, il fit pour la chapelle des Bardi un tableau qui est travaillé avec soin et parfaitement fini[3]; on y remarque des olives et des palmes traitées avec un amour extrême. Dans le couvent des Sœurs converties, il fit un tableau[4], et un autre pour les religieuses de San Barnaba[5]. Dans l’église d’Ognissanti, il peignit à fresque, pour la famille Vespucci, un saint Augustin[6], sur la cloison transverse, et à la porte qui donne dans le chœur. Dans cette peinture, il fit tous ses efforts, pour surpasser tous ceux qui peignirent de son temps, en particulier Domenico Ghirlandajo, qui avait fait un saint Jérôme de l’autre côté. Cette œuvre fut réussie, et lui attira de grands éloges, parce qu’il mit dans la tête du saint cette profonde réflexion et cette subtile finesse que l’on rencontre d’ordinaire chez les gens d’étude, et qui sont continuellement absorbés dans l’investigation de choses hautes et diffictles. Comme on l’a dit dans la vie de Ghirlandajo, cette peinture a été changée de place, l’an 1564, sans avoir éprouvé le moindre dommage.

Étant venu en crédit et en réputation, il fut chargé par l’Arte di Porta Santa Maria de faire, à San Marco, sur un tableau, un Couronnement de la Vierge[7], entourée d’un chœur d’anges, qui fut très bien dessiné et exécuté par lui. Dans le palais Médicis, il exécuta pour Laurent l’Ancien différents travaux, et, entre autres, une Pallas, grande comme nature, sur un fond de buissons en flammes[8], et aussi un saint Sébastien[9]. À Santa Maria Maggiore, près de la chapelle des Panciatichi, on voit de lui une Pietà, très belle, avec quelques petites figures[10]. Dans plusieurs maisons de la ville, il fit des tableaux ronds et des femmes nues, desquelles on voit aujourd’hui, à Castello, villa du duc Cosme, deux tableaux représentant : l’un ; Vénus sortant de l’onde, et poussée par les vents vers la terre avec les Amours[11], et le deuxième une autre Vénus que les Grâces couronnent de fleurs, allégorie du Printemps [12]. Via de’ Servi, dans la maison de Giovanni Vespucci, qui appartient aujourd’hui à Piero Salviati, il fit tout autour d’une chambre plusieurs cadres entourés d’ornements en noyer, et qui renferment quantité de figures aussi belles que vivantes. Dans la maison Pucci, il représenta en petites figures la nouvelle de Boccace roulant sur Nastagio degli Onesti, en quatre tableaux[13] de peinture vive et gracieuse, et dans un cadre rond l’Epiphanie[14]. Dans une chapelle des moines de Cestello, il fit un tableau de l’Annonciation[15], et, près de la porte latérale de San Pietro Maggiore, tableau pour Matteo Palmieri, avec un nombre infini de figures ; il représente l’Assomption de la Vierge[16], avec le ciel divisé en zones, où l’on voit les Patriarches, les Prophètes, les Apôtres, les Evangélistes, les Martyrs, les Confesseurs, les Docteurs, les Vierges et les Hiérarchies, le tout sur le dessin qui fut donné à Sandro par Matteo, qui était lettré et homme de talent ; il peignit ce tableau avec une maîtrise et un soin infinis. Dans le bas, Matteo est représenté à genoux, ainsi que sa femme. Bien que cette œuvre soit admirable, et qu’elle eût dû vaincre l’envie, il se trouva pourtant des gens de mauvaise foi et des détracteurs qui, ne pouvant lui nuire autrement, dirent que Matteo et Sandro s’étaient rendus gravement coupables d’hérésie. Que cela fût vrai ou faux[17], je n’ai pas à juger, mais j’estime que les figures que Sandro exécuta sont vraiment dignes d’éloges, qu’il dut éprouver une peine extrême à tracer les cercles des cieux, à peindre séparément tous ces anges, ces figures en raccourci, ou dans diverses positions, enfin que le tout fut exécuté avec un dessin excellent.

À la même époque, il lui fut alloué un petit tableau dont les figures ont trois quarts de brasses, représentant l’Adoration des Mages[18], et qui fut placé à Santa Maria Novella, entre les deux portes, sur la façade principale, à gauche quand on entre par la porte du milieu. Le vieux roi qui baise le pied de Notre-Seigneur, et montre par sa tendresse avoir atteint le but de son long voyage, est le meilleur portrait que l’on puisse trouver de Cosme l’Ancien de Médicis. Le second est Giuliano, père du pape Clément VII ; c’est celui qui se prosterne dévotement devant l’Enfant, et lui offre son présent. Le troisième, également agenouillée, qui l’adore et le reconnaît pour le Messie véritable, est Giovanni, fils de Cosme. On ne peut décrire la beauté que Sandro mit dans ces têtes ; dans des attitudes diverses, elles sont tournées, les unes de face, les autres de profil, certaines de trois quarts, ou inclinées, outre une diversité de physionomies, chez les jeunes et les vieux, et une originalité de détails qui peuvent faire reconnaître la perfection de son talent professionnel. De plus, il distingua les cours des trois rois, de manière que l’on reconnaît facilement les serviteurs de l’un et de l’autre. Cette œuvre est si admirable pour le coloris, le dessin et la composition, que tout artiste de nos jours en reste stupéfait. Elle lui valut, à Florence et au dehors, tant de renommée que le pape Sixte IV, ayant fait construire une chapelle dans son palais à Rome, et voulant la faire peindre, ordonna qu’il devînt chef de ce travail. Il y peignit de sa main la Tentation du Christ Moïse tuant l’Egyptien et défendant contre les pasteurs madianites les filles de Jethro, et le feu tombant du ciel pendant le sacrifice des fils d’Aaron. Sandro représenta ensuite quelques saints papes dans les niches placées au-dessus de ces fresques[19]. Ayant par suite acquis une grande gloire parmi les peintres florentins et autres qui travaillaient dans cette chapelle en même temps que lui, il eut du pape une forte somme d’argent qu’il dépensa en un moment, à Rome, vivant au jour le jour, suivant son habitude. Ayant terminé le travail qui lui était alloué et l’ayant découvert, il revint brusquement à Florence où, en cerveau alambiqué qu’il était, il commenta une partie de Dante et fit une illustration de l’Enfer[20] qu’il mit à l’impression. Travaillant à cet ouvrage, il y perdit beaucoup de temps, et, comme il ne faisait pas autre chose, cela fut cause d’une infinité de désordres dans sa vie. Il fit encore quelques estampes[21] d’après ses dessins, mais dans une mauvaise manière, parce que l’intaille en fut mal faite. Sa meilleure est le Triomphe de la Foi[22], de Fra Girolamo Savonarola de Ferrare, de la secte duquel il fut partisan, au point qu’il abandonna la peinture, et comme il ne possédait aucune ressource, il tomba dans le plus grand embarras. Sectateur obstiné ce parti, et faisant, comme on disait alors, il Piagnone, il cessa de travailler, et à la fin il se trouva vieux et pauvre, de telle sorte que, si Laurent de Médicis, pour lequel il avait beaucoup travaillé, surtout dans le petit Hôpital de Volterra, ne l’avait soutenu pendant le reste de sa vie, ainsi que ses amis et nombre de gens de bien affectionnés à son mérite, il serait presque mort de faim. On voit de sa main, à San Francesco, hors de la porta a San Miniato, un tableau rond représentant la Vierge et quelques anges de grandeur naturelle[23], qui fut estimé une œuvre admirable.

Sandro avait un caractère agréable et se plaisait à jouer des tours à ses élèves et à ses amis. On dit aussi qu’il portait une vive amitié à tous ceux qu’il reconnut être studieux dans l’art, et qu’il gagna beaucoup d’argent, mais qu’il perdit tout, soit par insouciance, soit par une mauvaise gestion de ses affaires. Finalement, étant devenu vieux et ne produisant plus, ne pouvant plus marcher qu’à l’aide de deux béquilles, parce qu’il ne se tenait plus droit, il mourut[24], infirme et décrépit, à l’âge de soixante-dix-huit ans, et fut enterré, l’an 1515, à Ognissanti de Florence.

Dans la garde-robe du duc Cosme, on voit de sa main deux têtes de femmes, de profil, très belles, dont l’une[25] est, dit-on, la maîtresse de Giuliano de Médicis, frère de Laurent, et l’autre Madonna Lucrezia de Tornabuoni, femme de Laurent[26]. Dans le même endroit il y a également de la main de Sandro un Bacchus qui, levant avec les deux mains un petit baril, le porte à sa bouche[27]; c’est une figure très gracieuse. À Pise, dans la chapelle dell’Impagliata du Dôme il commença une Assomption avec un chœur d’anges ; mais comme elle ne lui plaisait pas, il la laissa inachevée. Il fit le tableau du maîtreautel, à San Francesco de’ Montevarchi[28], et, dans l’église paroissiale d’Empoli, deux anges[29], du côté où est le saint Sébastien de Rossellino. Il fut un des premiers qui trouvèrent la manière de décorer les drapeaux et autres draperies, qu’on appelle le joint, parce que les couleurs ne s’effacent pas et qu’on voit des deux côtés la couleur de l’étoffe, On voit ainsi, fait de sa main, le baldaquin d’Or San Michele[30], plein de Vierges toutes variées et fort belles, ce qui montre combien ce procédé conserve mieux l’étoffe que ne le font les mordants, qui la coupent et lui enlèvent de la durée ; et pourtant le mordant est actuellement bien plus usité qu’autre chose, parce qu’il coûte moins cher.

Sandro dessinait bien, et tellement au-dessus de l’ordinaire que, longtemps après sa mort, les artistes s’ingénièrent pour se procurer de ses dessins. Il remplissait ses peintures de nombreuses figures, comme on peut le voir dans les broderies de la garniture de la croix que les Frères de Santa Maria Novella portent en procession, et qui ont été faites sur son dessin. Il mérita donc de grands éloges pour toutes les peintures qu’il fit, et dans lesquelles il voulut mettre autant de soin que d’amour. C’est ainsi qu’il exécuta le tableau précité des Mages, de Santa Maria Novella, qui est merveilleux. Aussi beau est un petit tableau rond[31] de sa main, qu’on voit dans la chambre du prieur degli Angeli, à Florence, tableau rempli de figures petites, mais gracieuses, et faites avec de belles considérations. De la même grandeur que le tableau des Mages et de sa main est un tableau que possède Messer Fabio Segni, gentilhomme florentin, et qui représente la Calomnie d’Apelles ; il est aussi beau qu’il soit possible, et il le donna lui-même à Antonio Segni, son intime ami[32].


  1. Né en 1447, d’après la déclaration de son père faite en 1480 ; son père était savetier.
  2. Actuellement aux Offices avec les Vertus des Pollaioli.
  3. C’est la Madone du Musée de Berlin.
  4. Tableau inconnu.
  5. Une Madone à l’Académie des Beaux-Arts.
  6. Existe encore, à droite, en face du saint Jérôme de Ghirlandajo.
  7. Actuellement à l’Académie des Beaux-Arts.
  8. Au Palais Pitti, dans les appartements royaux.
  9. Au Musée de Berlin.
  10. À la Pinacothèque de Munich.
  11. Aux Offices, tableau peint sur toile.
  12. À l’Académie des Beaux-Arts.
  13. Actuellement dans la collection Frédéric R. Leyland, en Angleterre.
  14. Peinture perdue.
  15. Actuellement aux Offices.
  16. À la Galerie nationale de Londres.
  17. L’autel fut interdit et la peinture couverte.
  18. Aux Offices, attribuée aussi à Domenico Ghirlandalo.
  19. Les trois fresques de Botticelli et ses têtes de pontifes, dans la chapelle Sixtine, existent encore.
  20. Les dessins originaux sont au Musée de Berlin.
  21. Inconnues.
  22. Gravure inconnue ; ce livre fut imprimé en 1516.
  23. Deux tableaux analogues sont aux Offices et au Musée du Louvre.
  24. Le 17 mai 1510, d’après le Livre des Morts de Florence. La même année 1310, son père avait acquis un tombeau de famille à Ognissanti, surmonté de ses armes et avec l’inscription S [sepolcro] di Mariano Filipepi e suor. anno 1510.
  25. Portrait de la Simonetta. Ce tableau est au palais Pitti, un autre à Berlin, un troisième à Chantilly. Quel est le véritable ?
  26. Femme de Piero et mère de Laurent. Ce tableau est au Musée de Berlin.
  27. Tableau perdu.
  28. Tableau inconnu.
  29. Existent encore.
  30. N’existe plus.
  31. Tableau inconnu
  32. Tableau de petites dimensions, actuellement aux Offices