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Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Francesco FRANCIA

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Francesco FRANCIA
Peintre et orfèvre bolonais, né en 1450, mort en 1517

Francesco Francia[1], qui naquit à Bologne l’an 1450 d’artisans honnêtes et bien élevés, fut mis, dès son enfance, au métier d’orfèvre[2] ; tout en s’y appliquant de toute la force de son esprit, il devint, en grandissant, si bien proportionné dans sa personne et sa tournure, il eut dans la conversation un parler si doux et si agréable, qu’il devint capable de tenir en joie et sans préoccupations l’être le plus mélancolique, rien qu’en causant avec lui, ce qui lui valut l’amitié non seulement de tous ceux qui le connurent, mais encore de beaucoup de princes italiens et d’autres seigneurs. Cultivant donc le dessin, tandis qu’il exerçait son métier, il s’y attacha au point que, son esprit s’éveillant à de plus grandes entreprises, il y réussit parfaitement, comme le prouvent divers ouvrages en argent, et particulièrement quelques nielles excellents que l’on peut voir à Bologne, sa patrie[3]. Il renferma maintes fois vingt figurines belles et bien proportionnées dans un espace de deux doigts de hauteur sur un peu plus de longueur. Il fit encore plusieurs émaux sur argent, qui disparurent au moment de la chute et de l’expulsion de la famille Bentivogli[4]. Et, pour tout dire en un mot, il exécuta mieux que qui que ce soit tout ce qu’on peut attendre de cet art. Mais il se plut principalement, et il excella à faire des coins pour des médailles qui peuvent être comparées à celles de Caradosso[5], comme on peut s’en rendre compte par celle sur laquelle est la tête très naturelle du pape Jules II, celle de Giovanni Bentivogli qui paraît vivant et celles d’une multitude de princes qui s’arrêtèrent à Bologne. Il faisait d’abord leurs médailles en cire ; puis, après avoir fait les matrices, il les frappait et les leur envoyait, ce qui, outre la renommée, lui valut de riches récompenses. Tant qu’il vécut, il dirigea la Monnaie de Bologne, dont il fit tous les coins sous les Bentivogli, sous Jules II et sous Léon X. Les pièces sont si estimées que celui qui en possède ne consent pas à s’en défaire à prix d’argent.

Il arriva que le Francia, désireux d’acquérir une plus grande gloire, et ayant connu Andrea Mantegna et d’autres peintres qui avaient tiré de leur art honneur et profit, résolut d’essayer si la peinture lui réussirait, quant au coloris, parce que, pour le dessin, il pouvait largement se mesurer avec eux. Il commença donc par des portraits et d’autres œuvres peu importantes, tenant dans sa maison plusieurs personnes du métier qui lui enseignaient les modes et le procédé du coloris ; comme il avait le jugement très bon, il en acquit rapidement la pratique[6]. La première œuvre qu’il produisit est un petit tableau pour Messer Bartolommeo Felisini, qui le plaça dans l’église della Misericordia, hors de Bologne[7]. Ce tableau représente la Madone assise, avec plusieurs autres figures, en particulier celle de Messer Bartolommeo ; il est peint à l’huile avec un soin extrême. Exécuté l’an 1490, il plut tellement à Bologne, que Messer Giovanni Bentivogli, désireux d’orner avec les œuvres de ce nouveau peintre sa chapelle dans l’église San Jacopo de cette ville, lui fit faire sur un tableau une madone dans les airs entre quatre figures et avec, au-dessus d’elles, deux anges musiciens[8]. Cette œuvre fut si bien exécutée par le Francia, qu’elle lui valut, outre les louanges de Messer Giovanni, un présent considérable. Elle fut cause aussi que Monsignore del Bentivogli[9] lui fit faire un tableau pour le maître-autel della Miséricordia qui fut très loué[10] c’est une Nativité du Christ, aussi remarquable par le dessin que par l’invention et le coloris. Il fit également un tableau[11] pour l’église della Nunziata, hors de la porta San Mammolo, qui représente l’Annonciation avec diverses figures qui sont très estimées.

Tandis que par ses œuvres le Francia voyait sa renommée s’accroître et que la peinture à l’huile lui avait acquis gloire et profit, il résolut de voir s’il réussirait de même dans la fresque. Messer Giovanni Bentivogli avait fait peindre son palais par différents maîtres de Ferrare, de Bologne et de Modène[12]; mais, ayant vu les essais du Francia dans la fresque, il se décida à lui faire peindre une paroi d’une chambre qu’il s’était réservée pour lui, et Francia y représenta Judith et Holopherne. Cette fresque, une des plus belles qu’il ait produites, fut jetée à terre ainsi qu’une Dispute de philosophes, couleur de bronze, après l’expulsion des Bentivogli, quand on détruisit leur palais[13]. Dans la chapelle de Santa Cecilia, qui tient à l’église San Jacopo, il fit deux fresques représentant le Mariage de la Vierge avec Joseph et la Mort de sainte Cécile[14]. La chute de Messer Giovanni Bentivogli, qui lui avait prodigué tant de bienfaits, lui causa, dit-on, un profond chagrin ; mais en homme sage et courageux, il continua à travailler. Après le départ de Messer Giovanni, il fit trois tableaux qui allèrent à Modène et qui représentent : le Baptême du Christ[15], une très belle Annonciation[16] et, le dernier, une Vierge dans les airs avec plusieurs figures[17], qui fut placé dans l’église des religieux dell’Osservanza.

La renommée d’un maître si excellent s’étant répandue partout, les villes s’efforçaient à l’envie d’avoir de ses œuvres. Pour les moines noirs de San Giovanni, à Parme, il peignit un Christ mort soutenu par la Vierge et entouré de nombreux personnages[18]. Les Frères se trouvant bien servis firent en sorte qu’il peignit encore une Vierge[19] pour leur église de Reggio de Lombardie, et de même, pour leur église de Cesena, une Circoncision du Christ d’un coloris charmant[20]. Les Ferrarais, jaloux de leur voisin et désireux d’avoir des œuvres de Francia dans leur cathédrale, lui firent exécuter un tableau rempli de figures et qu’ils appelèrent tableau de la Toussaint[21]. À San Lorenzo de Bologne, il fit une Vierge très estimée, avec deux figures sur les côtés et deux enfants au-dessous[22]. Il l’avait à peine terminée qu’il dut en faire une autre à Sant’Jobbe, avec un Christ en croix, saint Job agenouillé au pied de la croix, et deux figures sur les côtés[23]. La réputation et les œuvres de cet artiste étaient si répandues en Lombardie qu’on lui en demanda en Toscane ; il envoya donc à Lucques une sainte Anne avec la Vierge et beaucoup d’autres figures, et, au-dessus, un Christ mort soutenu sur les genoux de sa mère[24]; ce tableau, fort estimé des habitants de Lucques, est dans l’église San Frediano. Il fit encore, à Bologne, deux tableaux[25], soigneusement exécutés, pour l’église della Nunziata, à Bologne, et un troisième à la Misericordia, hors de la Porta a Stra Castione[26], qu’il peignit à la requête d’une dame de la famille Manzuoli, et représentant une Vierge entre des saints, à savoir saint Georges, saint Jean-Baptiste, saint Étienne et saint Augustin et avec un ange à ses pieds, qui tient les mains jointes avec tant de grâce qu’on le croirait descendu du paradis[27]. Un autre[28] se voit dans la Compagnie de San Francesco, dans la même ville, et pareillement un autre[29] dans la Compagnie de San leronimo. Pour Messer Paolo Zambeccaro, son intime ami, il fit un tableau très grand représentant la Nativité du Christ[30], et ce seigneur lui fit peindre à fresque deux belles figures dans sa villa[31]. Il fit encore à fresque une peinture très gracieuse[32] dans la maison de Messer leronimo Bolognino, avec quantité de figures variées et très belles. Toutes ces œuvres lui avaient valu une telle vénération dans cette ville qu’on le regardait comme un dieu. Et ce qui porta sa réputation aux nues, ce fut le travail que lui demanda le duc d’Urbin, à savoir : une paire de caparaçons pour chevaux[33], sur lesquels il représenta une grande forêt en feu, de laquelle sortait une quantité considérable d’animaux terrestres et ailés, ainsi que quelques figures ; œuvre terrible, capable de donner l’épouvante et pour laquelle le duc récompensa richement le Francia, outre qu’il lui eut toujours de grandes obligations, à cause des éloges qu’il en reçut. Le duc Guido Baldo, pareillement, a dans sa garderobe un tableau de la main du même, représentant une Lucrèce romaine qui est très estimée[34].

Dans l’église San Vitale e Agricola, à l’autel de la Madone, il peignit un tableau dans lequel on remarque deux anges jouant du luth, très beaux[35]. Je ne ferai pas mention des tableaux qui sont répandus par Bologne, dans les maisons des gentilshommes, et encore moins des portraits infinis qu’il fit d’après l’original ; cela m’entraînerait trop loin.

Pendant qu’il était dans une telle gloire et qu’il jouissait en paix du fruit de ses fatigues, Raphaël d’Urbin était à Rome et, toute la journée, une foule d’étrangers étaient autour de lui, entre autres des gentilshommes bolonais venu pour voir ses œuvres. Comme il arrive le plus souvent qu’on vante volontiers les beaux génies de son pays, ces Bolonais parlèrent à Raphaël, avec force louanges, des peintures, de la vie et du talent de Francia, en sorte qu’ils provoquèrent entre eux une vive amitié et que les deux peintres s’écrivirent[36]. Le Francia, ayant entendu tant vanter les divines peintures de Raphaël, aurait bien aimé les voir, mais son âge avancé et ses aises le retenaient dans sa ville de Bologne. Or il arriva que Raphaël fit à Rome, pour le cardinal de’ Pucci Santi Quattro un tableau de sainte Cécile[37], destiné à être envoyé à Bologne pour être placé dans la chapelle de San Giovanni in Monte, où est le tombeau de la bienheureuse Elena dall’Olio. Il l’envoya donc au Francia, dans une caisse, et chargea son ami de le placer sur l’autel de la chapelle, avec le cadre tel qu’il avait composé[38]. Le Francia fut enchanté de cette occasion de voir une œuvre de Raphaël. Ayant ouvert la lettre que lui écrivait Raphaël, il vit que celui-ci le priait, dans le cas où il y aurait une éraillure à son tableau, de la réparer, et pareillement, s’il y trouvait une erreur, étant son ami, de la corriger : aussi fit-il avec une grande joie sortir le tableau de sa caisse, et l’exposa-t-il à une bonne lumière. Mais telle fut la stupeur qu’il éprouva que, reconnaissant son erreur et sa folle présomption de se croire l’égal de Raphaël, il conçut un violent chagrin et mourut en peu de temps. Le tableau de Raphaël était divin : ce n’était pas une peinture, mais la réalité vivante ; il était si bien composé et si bien peint, qu’entre toutes les belles œuvres qu’il peignit pendant sa vie, bien que toutes soient miraculeuses, celle-là peut être appelée une véritable rareté. Aussi le Francia, à demi-mort de stupeur et transporté par la beauté de la peinture qu’il avait devant les yeux et qu’il pouvait comparer à celles de sa main qui se voyaient à côté, la fit soigneusement poser à la place qui lui était destinée, dans la chapelle de San Giovanni in Monte. Quelques jours après, il se mit au lit, tout hors de lui, s’estimant n’être plus rien dans l’art en comparaison de ce qu’il se croyait être et de ce qu’on disait de lui. Puis il mourut de douleur et de mélancolie, à ce que prétendent quelques-uns[39].

Toutefois, plusieurs personnes disent que sa mort fut si subite qu’à plusieurs symptômes elle parut due au poison ou à la goutte, plus qu’à toute autre chose. Le Francia fut un homme sage, d’une forte constitution et très régulier dans sa manière de vivre. Il fut honorablement enseveli par ses fils, à Bologne, l’an 1518.


  1. Francesco di Marco di Giacomi Raibolini. [Francia, abréviation de Francesco.]
  2. Immatriculé le 10 décembre 1482 à l’Art des Orfèvres ; il fut massier de cet art toute sa vie.
  3. On conserve deux Paix de Francia à l’Académie des Beaux-Arts de Bologne.
  4. En 1507.
  5. Ambrogio Foppa de Pavie, florissait vers 1500.
  6. La plupart de ses œuvres sont signées : FRANCIA, AVRIFEX et datées.
  7. Actuellement à la Pinacothèque de Bologne, signé et daté 1490.
  8. En place, signé.
  9. Antonio Galeazzo, fils de Giovanni.
  10. Actuellement à la Pinacothèque de Bologne, non signé, daté 1490.
  11. Placé au maître-autel ; en mauvais état.
  12. À savoir : Francesco Cossa, Lorenzo Costa, Ercole Grandi.
  13. En 1507.
  14. Il y a en tout dix fresques en mauvais état, attribuées : deux au Francia et les autres à ses élèves. Au lieu du Mariage de la Vierge, lire Mariage de sainte Cécile.
  15. Au Musée de Dresde, signé, daté 1508.
  16. Au Musée de Modène (n’est pas de Francia.)
  17. Au Musée de Berlin, signé, daté 1502.
  18. Actuellement dans la Galerie de Parme.
  19. Collection Lombardi, à Florence.
  20. Au Palais public de Césena, signé.
  21. En place, signé. (C’est un couronnement de la Vierge.)
  22. Au Musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg ; signé, daté 1500.
  23. Au Musée du Louvre.
  24. À la Galerie Nationale de Londres, signé.
  25. Une Vierge et un Christ en croix ; en place.
  26. Porta di Strada Castiglione.
  27. À la Pinacothèque de Bologne.
  28. Au Musée de Berlin.
  29. Une Annonciation à la Pinacothèque de Bologne.
  30. Au Musée de Forli.
  31. N’existent plus.
  32. Ibid.
  33. Ibid.
  34. Ibid.
  35. En place.
  36. Il reste une lettre de Raphaël, du 5 septembre 1508, dans laquelle il demande à Francia de lui envoyer le dessin de la Judith du palais Bentivogli.
  37. Actuellement à la Pinacothèque de Bologne.
  38. Ce cadre est encore en place.
  39. Mort le 5 janvier 1518, d’après les documents du temps.