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Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/peint16

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De la peinture : chapitre XVI

Chapitre XVI. — Des sujets et des figures que l’on représente en mosaïque sur les pavements, à l’imitation des œuvres en clair-obscur.


Nos maîtres modernes ont ajouté, aux mosaïques composées de petits morceaux, un autre genre de mosaïques en fragments de marbre assemblés qui imitent les sujets peints en clair-obscur. La cause en a été le désir ardent qu’ils avaient de vouloir qu’il restât dans le monde, aux générations à venir, si les autres genres de peinture venaient à s’éteindre, une œuvre qui maintînt brillante la mémoire des peintres modernes. C’est ainsi qu’ils ont imité, avec une maîtrise admirable, de très grands sujets, dans des œuvres placées non seulement dans les pavements sur lesquels on marche, mais encore incrustées dans les façades des bâtisses et des palais avec un art si beau et si merveilleux que ce serait une perte incalculable de voir le temps altérer les compositions des maîtres qui ont excellé dans cet art. On peut en voir dans le dôme de Sienne, où Duccio de Sienne commença à en faire, travail qui fut continué et développé de nos jours par Domenico Beccafumi. Cet art est si beau, si nouveau et si durable, qu’une décoration en marbres blanc et noir assemblés ne saurait guère être plus belle, ni meilleure. Sa composition comporte trois sortes de marbres qui viennent des montagnes de Carrare. L’un d’eux est très fin et d’un blanc éclatant. L’autre n’est pas blanc, mais tire sur le livide, ce qui fait une teinte intermédiaire. Le troisième est un marbre gris, tirant sur l’argentin, et sert pour les teintes foncées. Si l’on veut faire une figure en se servant de ces marbres, on fait d’abord un carton en clair-obscur, avec les mêmes teintes. Cela fait, en suivant les contours des parties claires, intermédiaires et foncées, on assemble avec soin les morceaux de marbre blanc, et ainsi de suite des autres, en se basant sur le carton fait précédemment. Quand tous les morceaux de marbre ont été assemblés et bien aplanis, l’artiste qui a fait le carton prend un pinceau chargé de noir ; il profile toute l’œuvre, et il fait des hachures sur les parties foncées, de même qu’on fait à la plume les profils, les contours et les hachures d’un dessin sur papier, traité en clair-obscur. Le sculpteur vient ensuite, et creuse avec des outils les traits et les profils que le peintre a faits ; il grave toute l’œuvre en suivant les traits que le pinceau a dessinés en noir. Cela fait, les morceaux de marbre sont murés successivement, puis on remplit toutes les entailles que le ciseau a faites avec une mixture de poix noire bouillie ou de l’asphalte, mélangé avec de la terre noire. Quand la matière est froide et a fait prise, on ravale avec des morceaux de tuf tout ce qui dépasse, on lisse et on aplanit le tout avec du sable, delà brique et de l’eau, jusqu’à ce que l’on obtienne que le marbre et le remplissage soient tout à fait plans. Quand le travail est terminé, l’œuvre se présente de manière à paraître vraiment une peinture sur une surface plane ; elle a en elle une vigueur extrême, et témoigne d’autant d’art que de maîtrise. Aussi est-elle devenue d’un fréquent usage par suite de sa beauté, et a-t-elle été cause que quantité de pavements d’appartements se font aujourd’hui en briques qui sont de deux espèces, l’une blanche, c’est à dire celle qui tire sur l’azur, quand elle est fraîche ; l’autre est la brique ordinaire qui devient rouge quand elle est cuite. On a fait de ces deux sortes de pavements composés de morceaux assemblés de diverses manières en compartiments. Comme exemple, nous citerons les salles du palais papal, à Rome, faite du temps de Raphaël d’Urbin, et tout récemment plusieurs appartements du château de Saint-Ange où l’on a composé, avec des briques analogues, les armoiries du pape Paul[1] c’est à dire des lis représentés par des morceaux assemblés, et quantité d’autres armoiries ; à Florence, le carrelage de la bibliothèque de San Lorenzo, exécuté par ordre du duc Cosme. Toutes ces œuvres ont été conduites avec tant de soin qu’on ne saurait rien désirer de plus beau dans ce genre. L’origine de toutes ces œuvres assemblées est toujours la mosaïque primitive.

Quand nous avons parlé des pierres et des marbres de toute sorte, comme il n’a pas été fait mention de quelques marbres mêlés, récemment découverts par le duc Cosme, j’en dirai quelques mots. L’an 1563, Son Excellence a trouvé dans les montagnes de Pietra Santa, près de la ville de Stazzema, une montagne qui a deux milles de tour et qui est très élevée. La première couche est du marbre blanc, excellent pour faire des statues. La couche inférieure est un mischio rouge et jaunâtre, et les couches plus profondes présentent des marbres de couleur verdâtre, noire, rouge et jaune, avec d’autres mélanges de couleurs. Tous sont durs, de manière que plus on s’enfonce, plus on rencontre de dureté. Jusqu’à maintenant, on a vu en extraire des colonnes hautes de quinze à vingt brasses ; mais on n’a pas encore mis ces marbres en œuvre, parce qu’on fait, par ordre de Son Excellence, une route de trois milles de longueur, pour pouvoir les amener de la carrière au port d’embarquement. Par ce que l’on a pu voir, on sait que ce marbre mischio sera excellent pour entrer dans la composition des pavements.

  1. Paul III.