Lettre 565, 1676 (Sévigné)

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565. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 5e août.

Je veux commencer aujourd’hui par ma santé : je me porte très-bien, ma chère fille. J’ai vu le bonhomme de l’Orme à son retour de Maisons[1] ; il m’a grondée de n’avoir pas été à Bourbon, mais c’est une radoterie, car il avoue que pour boire Vichy est aussi bon ; mais c’est pour suer, dit-il, et j’ai sué jusqu’à l’excès : ainsi je n’ai pas changé d’avis sur le choix que j’ai fait. Il ne veut point des eaux l’automne, et voilà ce qui m’est bon. Il veut que je prenne de sa poudre au mois de septembre. Il dit qu’il n’y a rien à faire au petit, et que le temps lui fera 1676un crâne tout comme aux autres. Bourdelot m’a dit la même chose, et que les os[2] se font les derniers. Il m’envoie promener, c’est-à-dire à Livry, de peur que l’habitude de faire de l’exercice dans cette saison ne me regonfle la rate, d’où viennent mes oppressions : il sera donc obéi. Je crois que vous devez être contente de la longueur de cet article. Il paroît que la Brinvilliers est morte, puisque j’ai tant de loisir.

Il reste Penautier[3] ; son commis Belleguise est pris : on ne sait si c’est tant pis ou tant mieux.[4] Pour lui, on est si disposé à croire que tout est à son avantage, que je crois que nous le verrions pendre, que nous y entendrions encore quelque finesse. On a dit à la cour que c’est le Roi qui a fait prendre ce commis dans les faubourgs. On blâme la négligence du parlement ; et quand on y a bien regardé, il se trouve que c’est à la diligence et à la libéralité du procureur général,[5] à qui cette recherche a coûté plus de deux mille écus. Je fus hier une heure avec lui à causer agréablement : il cache sous sa gravité un esprit agréable et très-poli ; M. de Harlay Bonneuil étoit avec moi : je n’ose vous dire à quel point je fus bien reçue ; il me parla fort de vous et de M. de Grignan. 1676Cependant Aire est pris[6]. Mon fils me mande mille biens du comte de Vaux[7], qui s’est trouvé le premier partout, mais mille maux des ennemis[8], qui ont laissé prendre en une nuit la contrescarpe, le chemin couvert, passer le fossé plein d’eau, et prendre les dehors du plus bel ouvrage à corne, et ensuite se sont rendus[9] le dernier jour du mois, sans que personne ait combattu. Ils ont été tellement frappés de la frayeur que leur a donnée notre canon, que les nerfs du dos qui servent à se tourner, et ceux qui font remuer les jambes pour s’enfuir, n’ont pu être arrêtés par la volonté d’acquérir de la gloire ; et voilà ce qui fait que nous prenons des villes[10]. C’est M. de Louvois qui en a tout l’honneur[11] ; il a un plein pouvoir, et a fait avancer ou reculer les armées, comme il l’a trouvé à propos. Pendant que tout cela se passoit, il y avoit une illumination à Versailles, qui annonçoit la victoire ce fut samedi. 1676On peut faire les fêtes et les opéras : sûrement le bonheur du Roi, joint à la capacité de ceux qui ont l’honneur de le servir, remplira toujours ce qu’ils promettront. J’ai l’esprit fort en liberté présentement du côté de la guerre.

M. le cardinal de Retz vient de m’écrire, et me dit adieu pour Rome. Il partit dimanche 2e d’août ; il fait le chemin que nous fîmes une fois, où nous versâmes si bien ; il arrivera droit à Lyon, d’où ils prendront tous le chemin de Turin, parce que le Roi ne veut pas leur donner des galères. Ainsi vous n’aurez point le plaisir de le voir, comme je le croyois. Je suis en peine de sa santé il étoit dans les remèdes ; mais il a fallu céder aux instantes prières du maître, qui lui écrivit de sa propre main. J’espère que le changement d’air, et la diversité des objets, lui fera plus de bien que la résidence et l’application, dans sa solitude.

Vous avez donc enfin M. de Grignan ; je souhaite que vous l’ayez traité comme un étranger : j’ai trouvé fort bon que vous en ayez raccourci votre lettre. Il est vrai qu’il fait des merveilles pour le service de Sa Majesté : je le dis, quand l’occasion s’en présente ; j’en cause souvent avec d’Hacqueville, qui a si bien remis le calme dans l’hôtel de Gramont, qu’on n’entend plus rien du tout ; mais c’est à son habileté qu’un tel silence est dû, car il est certain qu’il y a eu de quoi réjouir le public[12]. Ce que vous me répondez sur les folies que je vous mande vaut bien mieux que ce que je dis. Je ne trouve rien de plus plaisant que de ne pas dire un mot à M. de la Garde d’une chose à quoi vous pensez tous en même temps : mandez-moi donc quand il faudra écrire, et m’envoyez la lettre toute faite, je la copierai. J’embrasse M. de Grignan et je le remercie des bontés qu’il a eues pour le chevalier de Sévigné, qu’il a vu à Toulon ; c’est mon filleul ; il m’a écrit une lettre toute 1676transportée de reconnoissance. Quand M. de Grignan trouvera l’occasion d’écrire ou de parler pour lui, j’en serai ravie. Il s’ennuie fort d’être subalterne ; j’ai ouï dire qu’il étoit brave garçon, et qu’il méritoit bien un vaisseau : si c’est l’avis de M. de Grignan, vous devez l’en faire souvenir.

Au reste, M. de Coulanges s’en va bientôt à Lyon ; il compte revenir avant la Toussaint, justement dans le temps que vous viendrez. Je vous conseille de prendre des mesures avec lui il conduira gaiement votre barque, et vous serez trop aise de l’avoir.

Je trouve que le pichon est fort joli vous lui faites un bien extrême de vous amuser à sa petite raison naissante ; cette application à le cultiver lui vaudra beaucoup. Je vous prie de lui pardonner tout ce qu’il avouera naïvement, mais jamais une menterie. C’est une chose agréable que la mémoire. Vous me faites quelquefois trembler sur sa taille, et puis je trouve que ce n’est plus rien. En lisant l’Histoire des Vizirs[13], je vous prie de ne pas [14]demeurer à ces têtes coupées sur la table ; ne quittez point le livre à cet endroit, allez jusqu’au fils[15] ; et si vous trouvez un plus honnête homme parmi ceux qui sont baptisés, vous vous en prendrez à moi. Pour l’épître dédicatoire, j’avoue qu’elle devroit être à la femme"[16] .

Vous croyez, ma chère, que je suis gauche, et embarrassée de mes mains point du tout, il n’y paroît point ; cette légère incommodité n’est que pour moi, et ne paroit nullement aux autres. Ainsi, ma fille, je ressemble comme deux gouttes d’eau à votre bellissima, hormis que j’ai la taille bien mieux faite[17]. Vous êtes, en vérité, trop agréable et trop bonne d’être si occupée et si attentive à ma santé. Ne soyez point en peine de Livry je m’y gouvernerai très-sagement, et reviendrai avant les brouillards, pourvu que ce soit pour vous attendre.

J’attends de Parère[18] cette petite affaire pour les lods de Briançon[19] ; s’il faut dire que vous l’achetez, nous apprendrons à mentir de notre grand Diana[20]. Voici une petite histoire que vous pouvez croire comme si vous l’aviez entendue. Le Roi disoit un de ces matins : « En vérité, je crois que nous ne pourrons pas secourir Philisbourg ; mais enfin je n’en serai pas moins roi de France. » M. de Montausier,

Qui pour le pape ne diroit

Une chose qu’il ne croiroit,[21]

lui dit « Il est vrai, Sire, vous seriez encore fort bien roi de France, quand on vous auroit repris Metz, Toul et Verdun, et la Comté et plusieurs autres provinces dont vos prédécesseurs se sont bien passés. » Chacun se mit à serrer les lèvres ; et le Roi dit de très-bonne grâce « Je vous entends bien, Monsieur de Montausier : c’est-à-dire que vous croyez que mes affaires vont mal ; mais je trouve très-bon ce que vous dites, car je sais quel cœur vous avez pour moi. » Cela est vrai, et je trouve que tous les deux firent parfaitement bien leur personnage.

Le Baron[22] se porte très-bien. Le chevalier de Nogent[23], qui est revenu apporter la nouvelle d’Aire[24] dit que le Baron a été partout, et qu’il étoit toujours à la tranchée, partout où il faisoit chaud, et où du moins il devoit faire de belles illuminations, si nos ennemis avaient du sang aux ongles[25] ; il l’a nommé au Roi au nombre de ceux qui font paraître beaucoup de bonne volonté.

Mme de Coetquen n’ira que dans un mois trouver Madame sa mère à Lorges[26]. Monsieur le Duc est fort gai, il chasse ; il va à Chantilly, à Liancourt ; enfin ils sont tous ravis de pouvoir faire leurs vendanges. M. de Nevers n’a aucune inquiétude de sa femme[27], parce qu’elle est d’un air naïf et modeste qui ne fait aucune frayeur ; il la regarde comme sa fille, et seroit le premier à la gronder si elle faisoit la moindre coquetterie ; elle est grosse et bien languissante. Ma nièce de Coligny est accouchée d’un fils[28] ; elle dit que ce lui sera une contenance que

considération. Tout son mérite était son attachement à M. de Louvois. Il étoit frère de Nogent, tué au passage du Rhin, maître de la garde-robe, beau-frère de M. de Lauzun, de Vaubrun tué lieutenant général au combat d’Altenheim… et de la princesse de Montauban. Leur père étoit capitaine de la porte, qui par son esprit s’étoit bien mis à la cour, et fort familièrement avec le cardinal Mazarin et la Reine mère. Leur nom étoit Bautrn, de la plus légère bourgeoisie de Tours. » (Saint-Simon, tome VI, p. 178 et 179.) d’avoir à élever ce petit garçon. Pauline est donc la favorite de Monsieur le Comte, et notre sœur colette[29] ne respire que le saint habit. Adieu, ma chère enfant, je vous embrasse mille fois.

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  1. Lettre 565. – 1. Sans doute du beau château de Maisons-sur-Seine (aujourd’hui Maisons-Laffitte), que François Mansart bâtit pour René de Longueil, marquis de Maisons (le surintendant des finances et président à mortier, mort en 1677).
  2. 2. On lit les os dans les éditions de 1734 et de 1754, qui sont pour cette lettre nos sources les plus anciennes. Dans l’édition de 1818 les a été changé en ces, par une conjecture assez vraisemblable : les lettres l et c ne se distinguent pas toujours fort aisément l’une de l’autre dans l’écriture de Mme de Sévigné. — Sur Bourdelot, voyez tome II, p. 516, note 3, et tome IV, p. 262, note 17.
  3. 3. « Il reste à parler de Penautier. » (Édition de 1754.) Voyez tome IV, p. 497, note 5.
  4. 4. C’est ainsi que la phrase est coupée dans l’édition de 1734 ; on lit dans celle de 1754 : « si c’est tant mieux ou tant pis pour lui ; on est si disposé, etc. »
  5. 5. Achille de Harlay, depuis premier président. (Note de Perrin.) — Sur son cousin germain Harlay Bonneuil, nommé un peu plus bas, voyez tome II, p. 433, la fin de la note 2.
  6. 6. Voyez tome IV, p. 534, note 13.
  7. 7. Le fils aîné de Foucquet. Voyez tome IV, p. 505, note 3.
  8. 8. Au lieu de « mais mille maux des ennemis, » on lit dans l’édition de 1754 « mais il dénigre fort les assiégés. »
  9. 9. On lit dans l’édition de 1754 « … du plus bel ouvrage à corne qu’on puisse voir, et qui enfin se sont rendus » un peu après : « Ils ont été tellement épouvantés de notre canon ; » à la fin de la phrase suivante « et fait avancer et reculer les armées, comme il le trouve à propos ; » deux lignes plus loin « ce fut samedi, quoiqu’on eût dit le contraire » l’avant-dernière phrase du paragraphe se termine par auront promis, au lieu de : promettront.
  10. 10. Voyez plus loin, p. 29, note 26. Il est dit dans la relation déjà citée, de la Gazette du 11 août « La vigilance sans relâche du maréchal de Humières… la capacité avec laquelle les travaux étoient conduits par le sieur de Vauban, les entreprises et le succès des troupes, qui emportoient, dans une garde de vingt-quatre heures, des ouvrages qui sembloient pouvoir se défendre huit jours, obligèrent le marquis de Wargnies, qui commandoit dans Aire, à faire battre la chamade. »
  11. 11. « Le marquis de Louvois, ministre et secrétaire d’État, qui étoit présent au siège, est parti ce matin (5 août) pour retourner à la cour. » (Gazette du 8 août.)
  12. 12. Voyez la lettre du 17 juillet précédent, tome IV, p. 530 et 531.
  13. 13. Voyez plus haut, tome IV, p. 449, note 10. — Mme de Grignan était peu avancée dans sa lecture. Le récit affreux dont parle Mme de Sévigné à la ligne suivante se trouve au livre Ier. Mahomet Coprogli, s’étant emparé des richesses des bassas (pachas) coupables de concussion, qu’il avait fait mourir, « fit dresser deux tables dans la salle par où passoit le Sultan pour aller au Divan. Sur l’une il fit arranger vingt des principales têtes qu’il avoit fait trancher, et qu’il couvrit d’une grande toilette de deuil ; et sur l’autre il plaça en même ordre quantité de riches bourses, pleines de pièces d’or et de pierreries, qu’une autre toilette en broderie d’or et de perles couvroit aussi. Il attendit l’heure que le Sultan et la grande Sultane devoient venir au Divan, pour leur faire voir cet étrange spectacle. La grande Sultane voulut savoir d’abord à quel dessein on avoit fait ces préparatifs, et ce qui étoit caché sous ces toilettes. Alors le jeune prince, son fils, sans attendre la réponse, en leva une, et demeura tout effrayé. Il demanda ce que faisoient là ces têtes, « Seigneur, répliqua Mahomet Coprogli en lui adressant la parole, elles
  14. vomissent le sang de tes sujets, qu’elles ont sucé, et que voilà dans ces bourses, » continua-t-il en les découvrant. (Histoire des Vizirs, etc., édition de 1679, tome I, p. 77.)
  15. 14. Achmet Coprogli, mort en décembre 1676.
  16. 15. L’ouvrage est dédié au duc de Bouillon ; mais comme les aventures qui y sont semées lui donnent beaucoup de ressemblance avec un roman, Mme  de Sévigné trouvait qu’il aurait été plus naturel de le dédier à la duchesse de Bouillon, dans la famille de laquelle on ne haïssait pas les aventures. (Note de l’édition de 1818.) — L’auteur (le sieur de Chassepol) dit au duc de Bouillon, en parlant du livre qu’il lui dédie : « C’est proprement la vie d’un héros que vous avez vu vous-même le sabre à la main, et aux conquêtes duquel vous avez aidé à donner des bornes, dans cette fameuse victoire que nos braves François remportèrent sur le grand vizir auprès de la rivière du Raab (juillet 1664) — »
  17. 16. Dans l’édition de 1754 « bien mieux qu’auparavant ; » à la ligne suivante, Perrin, pour corriger une petite négligence, a supprimé les mots « et si attentive ; » et terminé la phrase par « si occupée de ma santé. »
  18. 17. Premier commis de M. de Pompone. (Note de Perrin.) Voyez ci-dessus, tome IV, p. 122, note 4.
  19. 18. Voyez la lettre du 15 mai précédent, tome IV, p. 447, note 6.
  20. 19. C’était un clerc régulier de Palerme en Sicile, et le même dont il est souvent parlé dans les Petites Lettres, pour avoir favorisé dans ses écrits les opinions relâchées en fait de morale. (Note de Perrin, 1754.)
  21. 20. Citation de Voiture. Voyez tome III, p. 328. Perrin dit en note dans sa seconde édition : « Personne n’ignore que M. de Montausier étoit l’homme de la cour le plus véridique. »
  22. 21. Charles de Sévigné.
  23. 22. Probablement Louis, qui, après la mort de ses deux aînés, devint marquis de Nogent, et mourut maréchal de camp et gouverneur de Sommières, le 24 janvier 1708. « C’était une manière de cheval de carrosse qui étoit de tout temps ami intime de Saint-Pouange et favori de M. de Louvois. Cela l’avoit fait aide de camp du Roi en toutes ses campagnes, et donné une sorte de
  24. 23. « La nouvelle de la prise d’Aire. » (Édition de 1754) — Perrin, dans cette même édition de 1754 supprime ce qui suit d’Aire, et continue ainsi « l’a nommé au Roi comme un de ceux, etc. »
  25. 24. « On dit qu’un homme a du sang aux ongles, pour dire qu’il sait bien se défendre en toutes manières, soit en paroles, soit en actions, qu’il a de la force et du courage. » (Dictionnaire de Furetière.)
  26. 25. Voyez la lettre du 22 juillet précédent, à Mme de Grignan, tome IV, p. 536, note 23.
  27. 26. Voyez les notes 3 et 5 de la lettre 119, tome II, p. 22.
  28. 27. Marie (François) Roger, dit le comte de Langhac ; il mourut à Avignon en 1746, ne laissant que des filles de son mariage avec Jeanne-Marie Palatine de Dio de Montpeyroux. (Note de l’édition de 1818.) On lui donna successivement les noms de d’Andelot, de comte de Dalet, et enfin de comte de Langhac.
  29. 28. La fille aînée de M. de Grignan, de son premier mariage, avec Angélique-Clarice d’Angennes. Voyez tome III, p. 371, note 8.