Lettre 566, 1676 (Sévigné)

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566. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 7e août.

Je m’en vais demain à Livry, ma très-chère, j’en ai besoin, ou du moins je le crois. Je ne vous en écrirai pas moins, et notre commerce n’en sera point du tout interrompu. J’ai vu des gens qui sont venus de la cour, et qui sont persuadés que la vision de Théobon est entièrement ridicule[1], et que jamais la souveraine puissance de Quanto n’a été si bien établie. Elle se sent au-dessus de toutes choses, et ne craint non plus ses petites morveuses de nièces[2] que si elles étoient charbonnées. Comme elle a bien de l’esprit, elle paroît entièrement délivrée de la crainte d’enfermer le loup dans la bergerie sa beauté est extrême, et sa parure est comme sa beauté, et sa gaieté comme sa parure

Le chevalier de Nogent a nommé le Baron au Roi, au nombre de trois ou quatre qui ont fait au delà de leur devoir, et en a parlé encore à mille gens. M. de Louvois est revenu ; il n’est embarrassé que des louanges, des lauriers et des approbations qu’on lui donne. Je crois que Vardes vous mènera le grand maître, qui s’en va recueillir une petite succession de quatre cent mille écus[3]. Vardes l’attendra au Saint-Esprit, et j’ai dans la tête qu’il le mènera à Grignan ; peut-être aussi qu’ils n’y penseront pas. La bonne d’Heudicourt[4] a été dix jours dans la gloire de Niquée[5] mais comme on ne lui avoit donné un logement que pour ce temps-là, elle est revenue, et on l’a trouvé très-bon. Le tempérament et le détachement de vos pichons régnent assez dans ce bon pays-là.

M. du Maine est un prodige d’esprit. Premièrement, aucun ton et aucune finesse ne lui manque. Il en veut, comme les autres, à M. de Montausier, pour badiner avec lui : c’est sur cela que je dis l’iniqua corte [6]. Il le vit l’autre jour passer sous ses fenêtres avec une petite baguette qu’il tenoit en l’air ; il lui cria « Monsieur de Montausier, toujours le bâton haut». Mettez-y le ton et l’intelligence, et vous verrez qu’à six ans on n’a guère de ces manières-là il en dit tous les jours mille de cette sorte. Il étoit, il y a quelques jours, sur le canal dans une gondole, où il soupoit, fort près de celle du Roi : on ne veut point qu’il l’appelle mon papa ; il se mit à boire, et follement s’écria « À la santé du Roi, mon père ; » et puis se jeta, en mourant de rire, sur Mme de Maintenon. Je ne sais pourquoi je vous dis ces deux choses-là : ce sont, je vous assure, les moindres[7].

Le Roi a donné à un fils de Monsieur le Grand la belle abbaye de Monsieur d’Alby, de vingt-cinq mille livres de rente[8].

Mon zèle m’a conduite à parler moi-même à M. Picon[9] de votre pension ; il me dit que l’abbé de Grignan tenoit le fil de cette affaire, de sorte que je ne ferai plus que réveiller le bel abbé, sans me vanter d’avoir été sur ses brisées : c’est que je me défie toujours des allures des gens paresseux. Je ne la suis que pour moi[10] ; j’aimerois qu’on fût de même. Il a interrompu ma lettre, ce bel abbé, et il m’a promis de faire si bien, que je ne puis douter que nous n’ayons notre pension. Écrivez-lui un mot sur ce sujet, afin de l’animer à faire des merveilles ; il fera raccommoder nos lettres de marquisat[11] de la manière que je vous l’ai dit. Parère me promet tous les jours l’expédition de ces lods et ventes ; c’est un plaisant ami ; il me bredouilla l’autre jour mille protestations ; je croyois cette affaire faite, et je ne tiens encore rien.

J’ai vu ce que l’on mande au bel abbé sur cette réconciliation du père et du fils ; cela est écrit fort plaisamment. Cette retraite dans le milieu de l’archevêché, et cette Thébaïde dans la rue Saint-Honoré, m’a extrêmement réjouie[12]. Les retraites ne réussissent pas toujours ; il faut les faire sans les dire ; mais on a promis au bel abbé de lui conter le sujet de cette belle réconciliation dont je suis si édifiée. Je vous prie, ma fille, que ce soit par vous que je l’apprenne.

On attend des nouvelles d’Allemagne avec trémeur[13] ; il doit y avoir eu un grand combat. Je m’en vais cependant à Livry : qui m’aimera me suivra. Corbinelli m’a promis de me venir apprendre à voir jouer[14], comme je vous disois l’autre jour : cela me divertit.

Adieu, ma très-chèrement aimée si j’avois autant de mérite sur toutes choses que j’en ai sur cela, il me faudroit adorer.


  1. Lettre 566. 1. Voyez la lettre du 31 juillet précédent, tome IV, p. 555 et 556.
  2. 2. Mme de Nevers et Mlle de Thianges, depuis duchesse de Sforce. (Note de Perrin.)
  3. 3. Voyez la lettre du 31 juillet précédent, tome IV, p. 556. C’était la succession de l’évêque d’Alby, son grand-oncle. Le marquis de Vardes habitait alors Montpellier.
  4. 4. Bonne, par antiphrase, et peut-être par allusion au prénom de Mme d’Heudicourt: voyez tome II, p. 50, note 16.
  5. 5. Voyez la note 14 de la lettre du 29 juillet précédent, tome IV, p. 547.
  6. 6. Les mots a pour badiner avec lui, s ne sont que dans les éditions de 1726; la suite, jusqu’à l’iniqua corte (« l’inique cour; » voyez tome IV, p. 548, note 17), ne s’y trouve pas.
  7. 7. Les éditions de 1726 ne donnent que la première de ces anecdotes, dans une lettre datée du 20 décembre 1676, et où se trouve en outre le dernier alinéa de cette lettre du 7 août. La phrase « il en dit tous les jours mille de cette sorte » est suivie de points. Voyez plus bas, la dernière note de la lettre du 15 décembre 1676.
  8. 8. Notre-Dame des Chastelliers, dans le diocèse de Poitiers. Ce fils du grand écuyer était François-Armand de Lorraine d’Armagnac, né en 1665, qui devint évêque de Bayeux le 5 novembre 1719, et mourut à Paris le 9 juin 1728.
  9. 9. Antoine-Hercule de Picon, seigneur et vicomte d’Andrezel, conseiller d’État en 1663, travaillait sous Colbert, dont il avait toute la confiance. Il mourut, en 1699, dans son château d’Andrezel, en Brie. Son fils Jean-Baptiste-Louis de Picon, vicomte d’Andrezel, a été ambassadeur à Constantinople ; il y est mort en 1727. Il avait épousé en 1709 Françoise-Thérèse de Bassompierre.
  10. 10. C’est le texte de la première édition de Perrin (1734). Dans sa seconde (1754), il a ainsi corrigé la phrase « Je ne suis paresseuse que pour moi. »
  11. 11. Voyez la lettre suivante (des 11 et 12 août), p. 13.
  12. 12. « M’ont extrêmement réjouie, » (Édition de 1754.)
  13. 13. Vieux mot signifiant crainte, tremblement. Il se trouve dans le Dictionnaire de Nicot (1606), et y est traduit par les termes latins tremor, timor.
  14. 14. Voyez la lettre du 8 juillet précédent, tome IV, p. 522.