Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« Quelque fâcheuses que soient mes disgrâces… »)

La bibliothèque libre.
Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« Quelque fâcheuses que soient mes disgrâces… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 93-95).


XXXI.

AU MÊME.
(1673.)

Quelque fâcheuses que soient mes disgrâces, je trouve de la douceur quand je vois un aussi honnête homme que vous, assez tendre pour les plaindre, et assez généreux pour chercher le moyen de les finir. Je suis infiniment obligé aux bontés de Madame ——— et à la chaleur de vos bons offices ; mais je serai bien aise à l’avenir que personne n’excite M. le Comte de Lauzun à me servir. Je suis sûr qu’il fera de lui-même tout ce qu’il pourra sur mon sujet sans me nuire ; et je serois fort fâché de lui attirer le moindre désagrément : il ne doit rien dire à son maître que d’agréable, et ne rien entendre qui ne lui laisse de la satisfaction. Un maître qui refuse une fois, se fait aisément une habitude de ne pas accorder les autres choses qui lui sont demandées. J’ai ouï dire à un grand courtisan, qu’il fallait éviter autant qu’on le pouvoit le premier rebut ; je serois au désespoir de l’avoir attiré à une personne que j’honore autant que M. le Comte de Lauzun.

Ce n’est pas que je n’aie presque une nécessité d’aller en France pour deux mois, à moins que de me résoudre à perdre le peu que j’y ai, et tout ce qui me fait vivre dans les pays étrangers. Je crois qu’il m’y est dû encore quarante mille livres dont je ne puis rien tirer : cependant je crains plus que la nécessité, le secours de la nature qui pourroit finir tous les maux que me fait la fortune. J’ai des diablesses de vapeurs qui me tourmentent ; mais elles ne sont pas sitôt passées, que je suis plus gai que jamais. Dans une heure, tout ce qu’il y a de funeste et tout ce qu’il y a d’agréable se présente à mon imagination ; et je sens aussi bien plus vivement en moi les effets de l’humeur, que le pouvoir de la raison. Je tomberois aisément dans la morale ; c’est le penchant de tous les malheureux, dont l’imagination est presque toujours triste, ou les pensées du moins sérieuses. Comme je crains le ridicule de la gravite, je m’arrête tout court, pour vous dire seulement, Monsieur, que personne au monde n’est à vous plus absolument, etc.

Je vous supplie, dans l’occasion, d’assurer Mme de *** de ma reconnoissance très-humble pour toutes ses bontés.

Depuis que je n’ai eu l’honneur de vous écrire, j’ai passé mes heures ennuyeuses sur des bagatelles. J’ai fait quelques Observations sur nos Historiens, sur la Tragédie et sur la Comédie Espagnole, Françoise, Italienne ; Angloise, sur l’Opéra, etc. ; mais c’étoient seulement des observations particulières, sans beaucoup de dessein et de régularité. Tout cela étoit fondé sur les différents génies des Nations. J’en ai perdu une partie, et l’autre est encore confuse ; je vous les envoyerai toutes. Vous m’obligerez infiniment de m’envoyer ce qu’il y a de nouveau, s’il est fort rare.