Lettres à Sixtine/Je commence une autre feuille

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Vendredi, midi, 9 septembre.


Je commence une autre feuille sans espoir de la mener bien loin avant déjeuner. Il y a beaucoup de choses dans les pages d’hier, auxquelles je veux répondre très longuement.

Tout à l’heure, sous les pommiers et sur l’herbe, couché de mon long, un chien, pas un petit, un épagneul, sa patte sur moi, je sommeillais lâchement, et me disais que le véritable plaisir est encore de faire plaisir à autrui, un certain autrui, et que le vrai bonheur est celui que l’on donne à l’être qu’on aime. Je voudrais te donner tout ce qui te manque, privations dont tu ne saurais te plaindre, encore que tu en souffres. Mon amie, à notre âge, la famille est celle que l’on se fait à soi-même : un être suffit à cela ; pourtant, comme tu le sens, l’autre famille, l’héréditaire répond à un besoin différent (comme tu as des cordes cachées que nul n’a su faire vibrer, — aveugles !) ; eh bien ! pourquoi la mienne te serait-elle fermée ? Les préjugés contre lesquels nous aurions à lutter, tu les connais, il faudrait pouvoir s’imposer. Pour cela, être indépendant. Ma mère est trop intelligente pour ne pas comprendre, et l’un comme l’autre m’aiment trop pour ne pas accepter le choix que j’aurais fait. On a renoncé à chercher à me marier à une pintade ; on sait, tout en ne sachant pas mon avenir fixé, que je ne consulterai jamais que moi-même et que je veux une collaboratrice d’une fécondité tout intellectuelle. Tu vois qu’il y a un ordre d’idées auquel je n’ai renoncé qu’en apparence et que, te disant certaines choses, un soir, dans le petit jardin de la rue de la Planche, je ne parlais pas en l’air. Ta fierté m’est aussi chère qu’à toi et sois sûre, quoi que je fasse, qu’elle n’aura jamais la moindre atteinte à souffrir.

Est-ce que cela ne se peut écrire ces idées particulières qui te hantent et t’attristent encore ? Pour moi, je ne vois rien au delà de ces quinze jours, qu’un ennui cette année, un ennui et annuel. Pourquoi songer à ce que nous deviendrions l’un sans l’autre ? En somme, c’est songer à la mort, méditation vaine et dangereuse : il faut vivre comme si on ne devait jamais mourir. Ne sois point indifférente à ta santé, mon amie ; veille à tes forces, fais-le pour moi et surmonte une répugnance à manger seule dont tu finirais par souffrir.

Ayant naturellement l’esprit très pessimiste, il n’est aucune hypothèse néfaste qu’à certains moments je n’ai roulée dans ma tête ; mais c’était pire jadis. Maintenant je me sens une responsabilité, je ne m’appartiens plus. Je pouvais arranger ma vie de façon bizarre, disposer de mes jours en prodigue, je ne puis plus me laisser aller vers le Nirvana, le néant, bercé par de noires fantaisies. Que j’aie consenti à ne point faire un pas vers le bonheur, cela m’était permis, je n’engageais que moi ; c’est aujourd’hui très différent. Je suis heureux de cet idéal bonheur, tout de sentiment que peu d’êtres peuvent atteindre, je crois, et je veux l’être pour que tu le sois aussi.

Il y a entre nous, une sorte de mysticisme qui enveloppe, d’un charme très doux, notre intimité ; ça a été une de tes habiletés et de tes délicatesses de le maintenir toujours ; c’est comme un parfum.

Vendredi, 4 h. — En effet, il serait amusant de déloger la vieille et de s’insinuer à sa place. Il y a un grand pas de fait, et sans plus préjuger que vous ne voulez le faire vous-même, je crois qu’on tirera un parti quelconque de cette rencontre. Hasard bien intelligent qui donnerait du même coup la vengeance et le succès : il me semble que, momentanément, s’il était en mon pouvoir de choisir, je sacrifierais le succès à la vengeance. Tu ne me croyais pas capable de sentiments violents ? D’autant plus violents, peut-être, qu’ils se dissimulent davantage. Si tu m’avais repoussé ; il y a deux mois, dans le moment le plus aigu de notre crise, il est probable que j’aurais disparu tranquillement ; j’entends repoussé sans motif extérieur ; mais s’il y avait eu une rivale et que je l’eusse découvert, j’aurais été capable d’une colère terrible et de ses suites.

Absurdité, peut-être, mais si la passion se raisonnait elle-même, elle ne serait plus la passion. Penser que maintes fois j’ai manqué te perdre ! Il est donc dangereux d’aimer trop et pour dépasser la mesure on peut dépasser le but aussi ! C’est là une leçon qui ne me servira pas : d’ailleurs, l’expérience en a été faite et comme elle n’a pas tourné contre moi, je ne sais que croire. Oui, cela arrive, en effet, qu’une femme, malgré son instinctive intuition, ne devine pas, mais c’est différent et d’aimer trop n’y fait rien. Il faut aimer trop pour aimer comme il faut et tant pis pour celles qui ne sentent pas le prix d’une passion absolue.

Comme je te vois le plus souvent, quand la vision de toi me vient, et c’est à toute heure, — tu es assise chez moi, dans ton fauteuil, je suis à tes genoux et tu bois du thé avec des mouvements d’oiseau. Il n’y a pas un geste qui me ravisse davantage ; sérieuse, tu relèves la tête avec une grâce fière.

Tu ne m’as pas accompagné ici ; c’est moi qui ne t’ai pas quittée ! Il me semble, à de certaines fois, que je suis toujours là-bas, mais, par une singulière ubiquité, je me vois près de toi, j’assiste, en spectateur, à notre intimité.

Je n’ai pas eu de lettre aujourd’hui ? En trouverai-je une à Geffosses ? Tu n’avais rien à craindre en m’écrivant souvent. On est extrêmement discret à mon égard et tes deux lettres n’auraient été même vues par personne, si je n’avais laissé traîner exprès l’enveloppe de la seconde. Il en est de même de celles que j’envoie, et je ne varie l’adresse que pour échapper aux curiosités du facteur et des gens. Non plus, on ne me questionnait jamais, et comme c’est pareil pour toutes choses, que je ne parle que lorsqu’on m’interroge, il n’y a guère d’épanchements intimes. Je refoule tout à peu près en la même manière que toi. Ma mère, seule, saurait tirer quelque chose de moi par des procédés que je ne pénètre pas, qui sont peut-être très habiles, ou, tout simplement, maternels.

Toi seule, en somme, a descellé mes lèvres, et encore, tu le vois, si j’écris volontiers tout ce que je pense, je le parle difficilement. Le premier mot me coûte : il faut une impulsion extérieure ; la volonté ne suffit pas.

Mon séjour aura été bien gâté par l’absence de ma sœur et vois comme je n’étale guère mes sentiments : je n’ai pas fait une seule allusion à ce regret. Avec ce caractère, il doit être assez difficile d’arriver à me connaître, et ni l’un ni l’autre nous ne nous sommes pénétrés du premier coup. Tu t’es révélée très lentement à moi. Sûrement que la personne à qui j’adressais la Ballade de la Robe rouge et celle qui lit cette écriture n’est pas pour moi la même femme. Ton masque d’ironie a bien failli me décourager et cela fût arrivé, si parfois d’inconscientes manifestations ne s’étaient fait jour, — presque imperceptibles, à la vérité, mais suffisantes à montrer qu’il y avait là un cœur et qu’on pouvait le faire battre.