Lettres à Sixtine/Je retrouve sur un carnet

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Samedi 21 mai, 11 h. du soir.


JE retrouve sur un carnet cette note :

« Samedi, 2 avril
Journée décisive. La passion l’emporte. Analyse, raisonnement, etc., finis. Moment heureux. Pourquoi aujourd’hui seulement, puisque depuis des semaines, je l’aimais ! »

Et en une rêverie extrêmement douce me reviennent présents les commencements et les hésitations premières de cette passion qui m’a pris ma vie.

D’abord, ce ne fut rien. Je la vis sans trouble. Puis je pensais à des causeries avec elle et jamais l’occasion ne s’en présentait. Nulle idée de lui plaire ; seulement un agrément quand je la trouvais.

Je la perds de vue. Elle est quelque part dans le Midi. Un jour Mme V… me dit qu’en lui écrivant elle a mis un mot pour moi. Je suis plus flatté que touché. Alors je songe à lui plaire intellectuellement. Même je commence à parfois m’intéresser à elle. Son retour annoncé m’est comme une fête. Elle arrive, s’assied agitée, me jette son manchon, privilège, m’éblouit : je sens quelque chose. Ce manchon est un peu d’elle que je tiens et que je pétris ; mouvement nerveux.

Un soir elle sort avec R… Mouvement de jalousie. Une histoire singulière qui me laisse froid ; je ne devais m’en inquiéter que plus tard.

Une fois je la reconduis. Rien. Je vais chez elle.

Éblouissement. J’ai senti la coquetterie de me plaire et j’y réponds. Il y a quelque chose.

Les samedis me deviennent précieux. J’y songe toute la semaine.

Deux mois passent. Musique. Causeries. Je ne pense à rien qu’au plaisir du moment.

Ce doit être vers la fin de février. Je me trouve perplexe. Sentirais-je autre chose qu’un plaisir de sympathie ? Je m’observe. Je dois paraître extrêmement froid. J’exagère la réserve, j’ai des mots de détachement à glacer toute velléité. Je me mens à moi-même.

Après le dernier étonnement je m’étais laissé aller à des vers, Ballade, A G. Doré. Ceux-ci furent mal reçus ; l’ironie m’avait buté. Je la crois absolument rebelle même à une fantaisie.

Buté à cela, je m’observe mal, je me figure plus insensible qu’elle-même.

Décidément je ne sens rien.

Puis, brusquement, un soir, je vois clair. Elle me joue du Beethoven et je me cramponne au fauteuil pour ne pas la saisir et la baiser à pleine bouche. Je souffre, il n’y paraît rien.

C’est fini. Je l’aime. Le dirai-je jamais ? Je décide que non, persuadé d’être reçu froidement, avec cette ironie qui me glace.

Un soir, comme je la quitte, sa main reste dans la mienne. Il y a un pas de fait, j’irai jusqu’au bout.

Trouvé le Vigny.

Quelles heures douces à l’écouter me lire ces vers. Sa voix n’a aucune émotion, je doute. Cela n’a été qu’un abandon momentané.

Je parle. Un mot. On ne me repousse pas..

Le lendemain, nos têtes se frôlent. Je ne pense qu’à un baiser avant de partir. Le livre tombe. Elle est dans mes bras. C’est une sensation de bonheur telle que j’aurais pu m’en évanouir. Elle m’aime.