Lettres à Sixtine/Prends-moi tout

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Vendredi 27 mai 87, 9 h. 1 /2 du matin.


PRENDS-moi tout ou rends-moi ma liberté. Dis-moi oui, ou dis-moi non. Laisse-moi t’aimer ou laisse-moi te haïr ? Que veux-tu faire de cette moitié de moi-même que tu t’es asservie ? Hier, je le disais, encore je le pense aujourd’hui ; il y a des instants où je voudrais te faire souffrir. Et je ne sais. D’un bout la passion touche à l’extrême sagesse qui est de vouloir être heureux, de l’autre à l’extrême folie qui est de se vouloir damner avec ce que l’on aime.

Bientôt je ne saurai plus où j’en suis. De ce résultat, si vous ne m’aimiez pas, vous pourriez être très fière, peut-être. Il n’est point donné à toutes de troubler à cette profondeur un organisme intelligent. Peut-être, car cela dépend, peut-être, de l’organisme même et de son pouvoir de sensation.

Sentez-vous que la phase fatale viendra où, sans avoir atteint le faîte, lassés, nous retomberons. Vous l’ai-je écrit déjà, ou dit ? Cela me hante. Il vaudrait mieux s’empoisonner et mourir avec une illusion d’éternité. Si ce qui vous reste de raison et de raisonnement doit encore demeurer longtemps ferme sur la brèche, en vérité cela vaudrait mieux.

D’implorer votre abnégation, non.

Ce mot a suffi pour m’arrêter.

Je donnerais librement et joyeusement ma vie et tu marcherais au sacrifice. Épargne-moi cette ironie : attendons que les convenances sociales descellent tes lèvres. Attendons, orgueilleuse, car tu m’aimes et c’est l’orgueil qui te roidit.

Peut-être aussi que je parle comme un homme et toi comme une femme. Sois considérée, il le faut.

Et pendant ce temps, l’heure divine a peut-être sonné. Nous le saurons un jour. O la plus amère des misères, avoir touché cette joie et, aveugle, l’avoir laissée fuir. Mais il doit en être ainsi. Le bonheur est un illogisme dont la vie ne souffre pas l’accomplissement. Et, au fond, ce n’est qu’un rêve gros d’une désillusion ; l’heure divine, un réveil.

Sais-tu que je n’ai presque plus de plaisir à te voir, que bientôt je te redouterai comme une douleur.

C’est comme si j’étais amoureux de la Madone de Botticelli et que je la voulusse emporter. Le désir, d’abord pénible, doux quand est venue l’espérance, s’exacerbe en une torture quand l’impossible s’est dressé devant lui.

Oh ! tu n’as pas dit impossible. Il y a des conditions qui se peuvent réaliser, des obstacles qui se peuvent aplanir. Soit, mais le tout est de savoir si d’ici là je ne te haïrai pas.

Pourquoi ton baiser, hier soir, m’a-t-il brûlé ainsi ? C’était bien le fer chaud qui me marque à ton servage, mais si l’esclave se révoltait ?

Oh ! ce baiser, il y avait de quoi te coucher sur le sol, la terre nue, ou sur l’herbe mouillée qui me tentait. Comme j’ai été raisonnable ! J’ai été raisonnable comme une femme qui s’aime davantage que celui qu’elle aime.

Et après m’être vaincu, comme je faiblissais, ma tête s’appuyant à ton épaule, tu m’as relevé impatiente.

A la bonne heure. C’était me dire qu’il faut être fort ; et aussi, toutes ces écritures sont de la faiblesse.