Lettres à un Américain sur les Sciences en France/02

La bibliothèque libre.



LETTRES À UN AMÉRICAIN
SUR L’ÉTAT
DES SCIENCES EN FRANCE.

II.

L’INSTITUT.


Je vous disais, monsieur, dans ma lettre précédente[1], que je vous parlerais dans celle-ci de l’action que l’Institut exerce comme corps unique, de ses rapports avec le gouvernement et avec le public, des liens qui existent entre les différentes académies dont il se compose, et des relations qu’elles ont à l’étranger. Mais je crains d’avoir trop promis, car cet exposé présente de grandes difficultés ; ma tâche serait moins ardue si, dans les choses importantes au moins, toutes les académies de l’Institut suivaient une marche uniforme. Malheureusement, il n’en est pas ainsi : sans revenir sur la publicité ou sur le secret des séances, qui établit entre ces compagnies une dissemblance si marquée, on peut signaler d’autres différences fondamentales qui les affectent profondément et qui tendent à les éloigner davantage les unes des autres. Avant d’aller plus loin, je vous demanderai la permission de m’arrêter un instant sur la division en sections qui est à mes yeux la plus importante parmi ces différences.

Cette division existe à l’Académie des Sciences, à l’Académie des Sciences morales et politiques, et à celle des Beaux-Arts, mais ni l’Académie française, ni l’Académie des Inscriptions ne l’ont adoptée. Pour faire bien comprendre en quoi consiste une telle différence, il faut remonter à l’organisation primitive de l’Institut, et suivre les diverses transformations qu’il a subies depuis sa création. Par la loi du 3 brumaire an IV de la république, l’Institut devait être composé de cent quarante-quatre membres résidant à Paris, et d’un égal nombre d’associés répandus dans les différentes parties de la France ; on y admettait aussi vingt-quatre associés étrangers. Il était divisé en trois classes : la première était celle des sciences physiques et mathématiques, et correspondait à l’Académie des Sciences d’aujourd’hui ; la seconde, appelée classe des sciences morales et politiques, renfermait, outre les élémens dont se compose l’Académie qui porte actuellement le même nom, certaines branches de l’érudition proprement dite ; enfin, l’Académie française, celle des Beaux-Arts et une partie de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres se trouvaient réunies sous le nom de Classe de Littérature et Beaux-Arts. Ces trois classes étaient subdivisées en vingt-quatre sections, composées chacune de six membres[2] : il y avait des séances particulières et des séances communes à tout l’Institut, qui conservait ainsi toute son unité au milieu de l’indépendance d’action nécessaire aux travaux de chaque classe ; les élections se faisaient par l’Institut réuni en assemblée générale. Quand une place était vacante, on délibérait d’abord sur la nécessité de la remplir puis, ce point une fois décidé, la section à laquelle appartenait l’académicien défunt présentait à la classe une liste de cinq candidats au moins qui était discutée et pouvait être modifiée, et sur laquelle on votait pour déterminer l’ordre de présentation. La liste des candidats, une fois arrêtée, était portée devant l’Institut, qui, un mois après la présentation, procédait en corps à l’élection ; cette organisation, où l’on pourrait remarquer plusieurs dispositions utiles[3], ne subsista pas long-temps. Le premier consul Bonaparte qui, comme on le sait, n’aimait pas l’idéologie, abolit la classe des sciences morales et politiques, et divisa l’Institut en quatre classes[4] qui correspondaient aux académies détruites par la révolution. La classe des sciences physiques et mathématiques, et celle des beaux-arts furent seules divisées en sections : la déclamation fut exclue de l’Institut, et l’on y introduisit la navigation et la gravure, qui d’abord avaient été oubliées[5]. Les liens qui attachaient les différentes classes de l’Institut se relâchèrent alors ; les élections ne se firent plus en commun, et les séances générales, qui avaient lieu autrefois tous les mois, furent réduites à quatre par an[6]. Mais la modification la plus grave fut celle par laquelle les élections, qui étaient d’abord parfaitement libres, furent soumises à l’approbation du premier consul. Après les cent jours, Louis XVIII fit cette fameuse ordonnance qui décimait l’Institut[7], et qui rendait à chaque académie son ancien nom.[8]. Sans dire expressément que ce grand corps n’aurait plus de vie commune, on déclara que chaque académie aurait son régime indépendant, et cette simple phrase réduisit au néant l’unité de l’Institut. Enfin, en 1832, sur la proposition de M. Guizot, l’Académie des Sciences morales et politiques fut rétablie : elle se trouve actuellement divisée en cinq sections[9], chacune desquelles compte six membres. Par suite de tous ces remaniemens, l’Institut est aujourd’hui composé de deux cent treize membres titulaires résidant à Paris, et de six secrétaires perpétuels, outre les académiciens libres, les correspondans et les associés étrangers. On avait pensé, après la révolution de juillet, qu’un des premiers soins des diverses académies aurait été de renouer les relations qu’elles avaient autrefois ensemble et de rendre ainsi l’unité à l’Institut ; mais, malgré les tentatives de quelques-uns des plus anciens et des plus illustres académiciens, toutes les propositions qu’on a faites à ce sujet ont été écartées ou abandonnées sans qu’on puisse deviner le motif qui les a fait ainsi tomber dans l’oubli. Et pourtant, il s’est présenté dernièrement plusieurs circonstances où l’action de l’Institut réuni aurait été très utile. Actuellement même on s’étonne que ce corps ne prenne pas l’initiative dans le projet de loi relatif à la propriété littéraire, qui devrait intéresser à un si haut degré toutes les académies, et qui, jusqu’à présent, ne semble avoir attiré l’attention que de l’Académie des Beaux-Arts.

Après ce rapide exposé des transformations qu’a subies l’Institut, vous pouvez, monsieur, mieux comprendre encore l’importance et l’utilité des sections. Sans doute, dans certains cas, cette division en sections peut présenter de graves difficultés, mais les avantages qu’elle offre sont à mes yeux incalculables. L’acte le plus important auquel puisse procéder une académie est sans contredit l’élection d’un membre titulaire. Cette élection ne saurait être entourée de trop de garanties, de trop de précautions. Or, avec le système de présentation par les sections qui est adopté dans les académies où ces sections existent, chaque candidat se trouve apprécié d’abord par les hommes de sa spécialité, qui communiquent à leurs confrères le jugement qu’ils ont porté sur le mérite des candidats et l’ordre dans lequel ils croient qu’il faut les placer. Le rapport motivé que présente la section à ce sujet, la discussion qui s’établit sur cette présentation[10], servent à éclairer l’académie, qui vote ensuite en connaissance de cause. Mais là où les sections n’existent pas, il n’y a ni discussion, ni rapport, et chaque membre est forcé, ou de voter un peu au hasard, s’il veut ne s’en rapporter qu’à ses propres lumières, ou de consulter ses amis, dont l’avis n’est soumis à aucune espèce de contrôle. Il peut résulter quelquefois de ce défaut de discussion que les voix soient portées à se grouper par des motifs qui ne sont pas exclusivement scientifiques. D’ailleurs, là où il n’y a pas de sections, les concurrens n’ont pas la même spécialité, et il devient presque impossible de comparer leurs titres. S’il est quelquefois si difficile de choisir à l’Académie des Sciences entre un physiologiste et un anatomiste qui se présentent pour entrer dans la même section, quels motifs aura-t-on à l’Académie des Inscriptions, par exemple, pour se décider entre un orientaliste, un savant qui s’occupe de l’histoire du moyen-âge, et un géographe, qui pourront être candidats en même temps ? Et puis comment un académicien, s’il n’est pas éclairé par une présentation faite par des hommes compétens, pourra-t-il apprécier et comparer des travaux si différens ? La division en sections, qu’il faut surtout respecter dans les élections, me semble être la meilleure garantie des choix de l’Institut. C’est avec autant de peine que de surprise que les savans verraient les académies où les sections sont déjà établies négliger de se recruter, même sous les prétextes en apparence les plus plausibles, parmi les plus fortes spécialités. Mieux vaudrait, à mes yeux, modifier l’organisation de l’académie, changer le nom d’une section, diminuer le nombre des membres qui doivent la composer, que d’y introduire des hommes qui, quoique très distingués, ne seraient pas les plus aptes à y entrer par la nature de leurs études.

Et d’ailleurs, ce n’est pas seulement dans l’intérêt de l’Institut, c’est aussi dans celui des hautes études et du public que le partage en sections me paraît utile ; car l’Institut n’est pas seulement destiné à accueillir les hommes éminens que la France a produits : il doit aussi s’efforcer de faire éclore les talens, et d’empêcher qu’aucun sujet important d’études ne soit négligé chez nous. Or, s’il arrivait, par des circonstances quelconques, qu’une des branches des connaissances humaines représentées dans les académies où il n’y a pas de sections fût moins cultivée en France, et que la faveur du public se portât de préférence vers d’autres études, il en résulterait nécessairement qu’à chaque vacance l’académie dont il s’agit se verrait forcée de se transformer, et qu’enfin une branche importante des sciences ou des lettres pourrait se trouver ainsi délaissée par le public et exclue de l’Institut ; tandis que, par la division en sections, les savans seront toujours avertis qu’il y a des études qu’on ne saurait négliger. L’empressement avec lequel on désire être admis à l’Institut doit prouver à tout le monde qu’une place vacante ne restera jamais sans aspirans. Néanmoins, pour stimuler toujours le zèle des savans, il faudrait que chaque fois qu’il le jugerait nécessaire, ce corps illustre usât du droit de renvoyer l’élection à un temps où il y aurait des candidats d’un mérite supérieur. Peut-être même le délai de six mois qu’une académie, d’après les réglemens, peut laisser écouler entre le moment où elle est consultée et le jour de l’élection, n’est-il pas suffisant et n’a-t-il aucun résultat utile. Il est évident en effet que, s’il n’existe déjà, en six mois il ne se formera pas un homme capable d’entrer à l’Institut, et qu’après avoir déclaré tacitement par un ajournement qu’aucun des candidats ne mérite d’être élu, on sera forcé à six mois d’intervalle de choisir un académicien parmi les mêmes candidats. À la vérité, après un premier délai, l’académie a le droit d’ajourner encore l’élection. Mais d’abord il est bien difficile que la section qui doit faire la présentation résiste ainsi à plusieurs reprises à l’impatience et aux sollicitations des candidats ; et effectivement ces ajournemens réitérés sont excessivement rares, et puis, comme on ne pourrait jamais savoir d’avance si l’on obtiendrait un nouveau délai, personne ne voudrait entreprendre, dans l’espoir de mériter les suffrages de l’académie, un travail dont la durée dépasserait six mois ; et l’on sait que cet espace de temps est insuffisant, non seulement pour achever un travail digne de fixer l’attention de l’Institut, mais même pour en préparer les élémens. Ne vous semblerait-il pas, monsieur, que chaque fois qu’un ajournement deviendrait nécessaire, il serait plus digne de ce corps et plus utile aux sciences de renvoyer l’élection à une époque bien plus éloignée, à cinq ans, par exemple, temps suffisant pour faire surgir de nouveaux candidats ? Je le répète : la division en sections, le respect des spécialités et un délai convenable accordé aux savans pour préparer des travaux considérables, voilà à mes yeux des conditions essentielles pour que l’institut conserve toujours la prééminence qu’il a acquise et dont il ne veut pas déchoir.

Les rapports que les différentes académies ont établis à l’extérieur par les correspondans et les associés étrangers sont d’une grande importance pour l’Institut, et l’on doit procéder aux élections de cette nature avec calme et maturité. Les associés, au nombre de huit pour chaque académie, sont choisis parmi les hommes les plus éminens dans toutes les branches des connaissances humaines. Ce sont les plus belles places académiques du monde, et l’on sait qu’un savant célèbre prenait dans ses ouvrages la qualité d’associé étranger, de l’Académie des Sciences de Paris, dont il n’y en a que huit. Les correspondans sont plus nombreux. À l’Académie des Sciences, ils sont, comme les membres titulaires, divisés en sections, et l’on conçoit qu’être un des huit correspondans pour la section de géométrie, ou l’un des huit botanistes vivans auxquels l’Institut accorde le titre de correspondant, est un honneur assez rare, assez ambitionné pour que l’on procède à ces sortes de choix avec la plus grande réserve. Cependant il se présente ici une difficulté réelle que l’Académie des Sciences n’a pas encore levée, mais qui n’existe plus à l’Académie des Inscriptions. Cette difficulté tient à la nécessité de protéger la culture des sciences dans toute l’étendue de la France, d’encourager ceux qui s’y livrent avec zèle et succès, et qui cependant, s’ils devaient lutter avec tous les savans de l’Europe, ne sauraient toujours l’emporter, surtout après qu’on a prélevé sur le pays les soixante cinq membres titulaires dont se compose l’Académie des Sciences. Il arrive quelquefois que cette académie, sur la demande d’une section, nomme un de nos savans de préférence aux étrangers, quoiqu’en réalité ce choix ne soit pas le plus scientifique. Il me semble qu’il y aurait lieu à suivre en cela l’exemple de l’Académie des Inscriptions, qui a créé des places de correspondans nationaux et de correspondans étrangers. Toute la difficulté disparaîtrait ainsi ; seulement il ne faudrait pas, à mon avis, imiter la même académie dans une décision récente, d’après laquelle les anciens correspondans qui se sont établis à Paris ont perdu leur titre ; car, d’abord un règlement quelconque ne doit pas avoir d’effet rétroactif, et puis, être correspondant de l’Institut est un titre d’honneur, non une place qu’on puisse perdre par un changement de domicile. L’Académie des Sciences, en cela, se montre plus favorable aux correspondans, et l’on ne comprend pas que, dans des questions si graves, les règlemens des diverses académies de l’Institut puissent offrir de telles anomalies.

Je ne quitterai pas ce sujet, monsieur, sans ajouter un mot sur une particularité assez singulière que présentent les sections de chimie et de physique dans leurs correspondans. Une décision, qui date de l’année 1827, a diminué le nombre des correspondans dans la section de chimie, en vue d’augmenter celui des correspondans pour la physique. Or, depuis long-temps il y a une place vacante. La physique ne semble pas empressée d’en profiter, la chimie ne saurait reprendre la place qu’on lui a enlevée, et il en résulte qu’au grand étonnement des savans, des chimistes tels, par exemple, que Liebig en Allemagne, Graham en Angleterre, Balard à Montpellier, ne sont pas correspondans de l’Institut et risquent d’attendre long-temps avant de le devenir. Cette question des correspondans est, pour l’Académie des Sciences, plus importante qu’on ne le pense. En laissant, comme elle le fait depuis long-temps, plusieurs places vacantes dans différentes sections, l’Académie pourrait faire supposer, bien à tort sans doute, qu’elle ne s’intéresse pas assez au progrès des sciences en Europe et qu’elle ne suit pas toujours d’un œil assez attentif les travaux des savans étrangers. Je crois qu’il est urgent qu’elle se complète dans ses correspondans et qu’elle ne laisse jamais de telles places sans les remplir.

Mais pour faire les meilleurs choix, pour dresser même les listes de présentation sur lesquelles il est déjà si honorable de figurer, il faut que l’on se tienne toujours au courant des travaux qui se font à l’étranger. Or, pour cela, il ne suffit pas que, dans la bibliothèque de l’Institut, qui est parfaitement administrée, on trouve tous les ouvrages importans qui se publient en France et au dehors ; il faut aussi que ces ouvrages soient lus et connus de tous les membres. Or, comment espérer que nos chimistes, que nos physiciens, absorbés dans leurs profondes méditations et détournés par mille occupations diverses, auront le temps d’étudier toutes les langues de l’Europe pour lire ces ouvrages ? Le même homme pourra-t-il étudier à la fois, par exemple, les recherches que M. Melloni publie en italien sur la chaleur rayonnante, et celles que M. Forbes fait paraître en anglais, ou que d’autres physiciens mettent au jour en allemand, sur le même sujet ? Comment lira-t-on dans les volumes des académies de Berlin, de Stockholm, de Pétersbourg, les mémoires de Mitscherlich, de Berzélius, ou de tel autre savant, écrits en allemand, en suédois, en russe ? Si l’Institut veut toujours garder son rang, il faut qu’il ne néglige rien de ce qui se fait sur la surface du globe dans toutes les branches des connaissances humaines ; car, dès que l’on saura que ce grand corps a l’œil à tout, on sera jaloux partout de mériter ses suffrages, et la France réunira de nouveau le faisceau des sciences et des lettres, qui menace de se diviser. Nos savans gagneront, sous tous les rapports, à cette vigilante curiosité, car, placés pour ainsi dire à l’affût de toutes les observations, de toutes les idées nouvelles, ils pourront, de bonne heure, les faire fructifier et en tirer d’heureuses conséquences : ils s’associeront ainsi à tous les progrès de la science. Un tel mouvement des esprits, un tel échange de lumières ne peut s’opérer que sous l’influence des grands corps savans, et c’est là le rôle qui convient surtout à l’Institut de France. De fréquentes et régulières communications avec les académies étrangères faciliteraient la propagation des faits scientifiques les plus intéressans ; et pourtant cela ne suffirait pas. Il faudrait que d’une manière quelconque, on parvînt à faire connaître chez nous tous les travaux remarquables publiés en langues étrangères. Du temps des califes, il y avait à Bagdad un collége de traducteurs qui travaillaient sans relâche pour les académies arabes : pourquoi n’attacherait-on pas à l’Institut un petit nombre de jeunes gens destinés à transporter en français, d’après les indications qui leur seraient fournies, les écrits les plus importans des savans étrangers ? Ces traductions pourraient même ne pas être imprimées. Déposées à la bibliothèque de l’Institut, consultées par tous les hommes spéciaux, qui en reproduiraient nécessairement la substance dans leurs écrits, elles serviraient à faire connaître promptement chez nous ce qui se fait dans toute l’Europe. La dépense qu’occasionnerait un tel établissement serait fort modique, et l’on en retirerait une immense utilité. Dans la vue d’avertir le public, on pourrait insérer au bulletin bibliographique des comptes rendus une analyse sommaire des ouvrages ainsi traduits. Sans un établissement destiné spécialement à faire connaître en France ce qui se fait à l’étranger, nous ne recevrons les nouvelles scientifiques que tard ou par accident. La langue française est trop universellement répandue pour que l’on ait jamais à craindre que les travaux de nos savans soient ignorés au dehors ; mais cette prééminence du français peut nous porter quelquefois à la nonchalance lorsqu’il s’agit d’apprendre les autres langues et nous faire même taxer d’indifférence par les étrangers, qui ne se rendent pas bien compte des motifs par lesquels des ouvrages capitaux, écrits en allemand, tels, par exemple, que le recueil de MM. Gauss et Weber sur le magnétisme, ou les recherches de M. Stern sur la géométrie transcendante, sont si peu répandus et si peu cités chez nous.

Au reste, il ne faudrait pas seulement que les membres de l’Institut eussent toutes les facilités désirables pour savoir promptement ce qui se fait hors de France, mais on devrait aussi s’empresser de leur fournir tous les moyens de travailler activement au progrès des sciences, de faire toutes les recherches auxquelles ils pourraient vouloir se livrer. Personne ne croira, hors de Paris, qu’il n’y ait à l’Institut ni un cabinet de physique, ni un laboratoire de chimie, destinés aux travaux et aux recherches des académiciens, et pourtant c’est l’exacte vérité. Sans doute, l’Académie des Sciences peut aller au secours des savans qui voudraient faire construire de nouveaux appareils dont l’utilité serait reconnue ; mais ses ressources sont bornées, et les appareils construits ainsi dans des cas exceptionnels ne peuvent ordinairement être employés à d’autres travaux, tandis que, s’il y avait une série complète de machines et d’instrumens toujours à la disposition des savans, il est hors de doute que ces moyens faciliteraient les recherches, qu’ils les feraient même naître, et qu’ils serviraient à exécuter des expériences et des tentatives qui actuellement restent toujours à l’état de projets, faute de moyens faciles et prompts pour les réaliser. Il y a plus d’un siècle qu’un particulier, le comte Marsili, créa, avec ses propres ressources, un Institut des sciences à Bologne. Cette société, fondée dans une ville secondaire, ne peut, sous aucun rapport, être comparée à l’Institut de France, et cependant elle a rendu de notables services aux sciences, parce que le fondateur avait compris que la première condition pour que son institut prospérât, était de fournir aux savans qui le composaient les moyens de faire des recherches nouvelles. Aussi, ne manqua-t-il pas de mettre à la disposition des académiciens, dans un même local, un cabinet de physique, un observatoire, des collections d’histoire naturelle, enfin tous les moyens de recherches qu’on pouvait réunir alors. Cette idée-là se trouve dans la loi qui a servi à organiser l’Institut de France, mais il ne paraît pas qu’elle ait été jamais réalisée. À la vérité, l’Académie des Sciences est revenue, il y a quelques années, sur ce sujet. On a fait choix, à cette occasion, d’un conservateur des collections qui réunit toutes les qualités désirables, mais les collections ne sont pas formées, et ce projet, qui semblait devoir exercer une influence si heureuse sur les travaux de l’académie, n’a pas eu d’autres suites. Il faut espérer qu’on le reprendra, et que l’on donnera à l’Institut un complément destiné, à mon avis, à produire les plus utiles résultats ; car non-seulement les sciences pourraient s’enrichir de faits nouveaux, mais les communications fréquentes et familières qui s’établiraient à cette occasion entre les académiciens contribueraient à ranimer cet esprit de corps si nécessaire à la vie et au progrès de toute association, et qui malheureusement paraît s’affaiblir tous les jours davantage à l’Institut en général, et à l’Académie des Sciences en particulier, où les membres, ne se voyant guère qu’une fois par semaine et devant un public nombreux, sont toujours forcés de s’observer et de mettre dans leurs relations mutuelles quelque chose d’officiel, qui ne favorise nullement les liaisons amicales. Si l’on parcourt l’histoire de l’ancienne Académie des Sciences, ou de la société royale de Londres, on verra qu’autrefois les académiciens se réunissaient et faisaient en commun un grand nombre d’expériences et d’observations qui étaient souvent répétées devant ces illustres sociétés assemblées. Les travaux de cette nature sont devenus extrêmement rares de nos jours, surtout à cause du défaut d’instrumens et de moyens dont je voudrais voir doter l’Institut. Si pour arriver à ce but il était nécessaire de faire un appel aux chambres, on doit penser qu’elles ne refuseraient pas de répondre aux vœux des hommes compétens.

Cependant cet espoir pourrait peut-être sembler mal fondé aux personnes qui observent avec attention ce que l’on fait chez nous pour les savans, et qui examinent l’état de l’opinion publique à leur égard. Sans doute, si l’on compte le nombre des établissemens de Paris destinés à l’enseignement et à la propagation des sciences, on se persuadera facilement que nulle part on ne trouve rien qui soit comparable à ce qui existe en France ; mais, si l’on fait beaucoup pour les sciences, il ne semble pas que l’on fasse autant pour les hommes qui les cultivent et qui se vouent à leur progrès. Je n’ignore pas que cette assertion semblera tout-à-fait extraordinaire dans le public, où l’on ne cesse de réclamer contre le cumul des places qu’occupent quelquefois les savans. Mais, à cet égard, mon opinion est tellement arrêtée depuis long-temps, qu’au risque même de soulever de vives réclamations, je me crois obligé de l’exposer avec les développemens nécessaires.

Je ne retracerai pas pour cela, monsieur, l’état de l’instruction primaire dans la plupart de nos départemens, et je ne rappellerai pas ces infortunés instituteurs auxquels les conseils communaux accordent à peine deux cents francs par an, et que par des vexations de toute nature ils forcent à abandonner l’enseignement. Je prendrai au contraire la science à son sommet : je la prendrai à Paris, et j’espère vous prouver que, si l’on continue ainsi, l’état de savant deviendra le moins lucratif de tous, et que, sauf les vocations particulières, il n’y aura bientôt plus guère de familles en France où l’on ne cherche à détourner les jeunes gens d’une carrière si pénible, si laborieuse, et dans laquelle les efforts que l’on fait pour acquérir un savoir solide, les sacrifices des parens qui veulent donner une éducation scientifique à leurs enfans, n’aboutissent souvent qu’à une position secondaire, à une vie remplie de privations.

On chercherait vainement à le nier ; nous vivons dans un temps où les intérêts matériels jouent un rôle immense, et où l’on veut avant tout arriver aux honneurs et à la fortune. Si pour soi on sait se passer d’argent, on en a besoin pour sa famille, pour ses enfans. Il faut ajouter que jamais peut-être, dans aucun temps, les hommes distingués n’ont eu autant de chances qu’à présent de s’enrichir promptement par le libre exercice de leur talent. C’est un spectacle séduisant et auquel peu d’imaginations savent résister que celui qu’offre chez nous la rapide fortune des hommes supérieurs. De quelque côté que l’on tourne les yeux, on ne voit qu’opulence et richesses. Ici ce sont des médecins ou des chirurgiens qui gagnent cinquante, soixante, cent mille livres par an, et qui laisseront comme Portal et Dupuytren, plusieurs millions à leurs enfans. Là vous voyez des artistes, des peintres, des graveurs, auxquels les suffrages du public font un sort presque aussi brillant. Un auteur dramatique, s’il a du talent, retirera de la représentation de ses pièces un revenu tout aussi considérable, et, soit comme professeur, soit comme compositeur, un musicien à la mode n’aura rien à envier aux autres artistes. Quant aux acteurs, aux chanteurs, aux danseurs, on ne sait plus où s’arrêtera leur fortune. On connaît à Paris des avocats qui sont devenus présidens de la chambre des députés avec dix mille francs de traitement par mois, d’autres qui ont été ministres, et qui, en quittant leur étude, ont vu diminuer leur revenu. Le journaliste, vif, spirituel, plein de verve, peut aussi devenir ministre, si toutefois il n’aime mieux rester journaliste. L’ingénieur qui dirige avec talent la construction d’un chemin de fer, le chimiste qui perfectionnera la fabrication d’un produit quelconque, le mécanicien qui rendra plus simple et moins dispendieuse l’action d’une machine à vapeur, se créeront une brillante existence. L’homme habile à saisir toutes les chances de la fortune, à prévoir les évènemens qui font subitement hausser ou baisser les fonds publics, deviendra un Rothschild ou un Aguado. Jusque dans les arts manuels, pourvu que l’on ait le talent de se distinguer, on fera fortune : n’a-t-on pas vu, il y a quelques années, un tailleur acquérir au prix d’un million un des plus beaux hôtels de Paris ? Enfin, si l’on descend aux objets les plus vulgaires, celui qui saura faire le meilleur café ou la meilleure galette de Paris, est sûr de s’enrichir. Voilà, je le répète, un spectacle séduisant : tout homme qui a du talent, de l’activité, du savoir-faire, est certain, en s’adressant au public, d’être largement récompensé des peines qu’il se donne pour lui être utile ou pour lui plaire.

Tout cela, monsieur, est parfait, et je me garderai bien d’élever la voix contre un principe d’activité qui n’est pas à la vérité celui que je préférerais, mais qui dans les sociétés modernes est devenu un principe puissant d’émulation et de succès. Cependant je ne saurais m’empêcher de remarquer combien est différent le sort de ceux qui, au lieu de s’adresser au public, se vouent au bien et à la gloire de la nation et de l’état. Quels moyens ont-ils, à mérite égal, pour atteindre la fortune des premiers ? Cette suprématie du public sur la nation lorsqu’il s’agit de récompenser ses favoris se manifeste à chaque instant et en toute occasion, même en ce qui touche la gloire militaire, dont on est si avide et, à juste titre, si fier chez nous. Pour prendre un exemple récent, voyez, monsieur, ce qui s’est passé il y a quelques jours à Mazagran. Toute la France a retenti de ce beau fait d’armes, l’Europe s’en est émue, et cependant qu’a-t-on fait pour ces braves ? Une proposition présentée aux chambres a été écartée sous le prétexte, assez frivole, que l’initiative doit appartenir au gouvernement, qui ne semble pas pressé d’user de sa prérogative, et en attendant l’on se borne à amasser péniblement quelques centaines de francs pour élever un monument, dont la première pierre ne sera peut-être pas posée avant que les balles des Arabes aient couché sur le sable le dernier soldat de cette vaillante cohorte. Voilà pour les hommes qui s’adressent à l’état. Maintenant regardez ce que fait le public pour les gens qui travaillent pour lui. Franconi vient de monter un spectacle où la lutte de Mazagran est représentée avec des canons en carton et des bédouins venus du faubourg Saint-Antoine, et tout Paris se porte au Cirque Olympique, dont les acteurs recevront plus d’applaudissemens et d’argent que n’en auront jamais les plus courageux défenseurs de l’Algérie.

Je m’arrête devant un tel sujet, qui fournirait abondamment matière à de graves méditations ; car il ne faudrait pas se borner seulement, monsieur, à montrer que, le public étant devenu le dispensateur suprême des récompenses, il en résulte nécessairement que les esprits ardens et ambitieux s’efforcent de captiver à tout prix les suffrages et la bienveillance de ce maître prodigue, et qu’il ne reste à la nation et à l’état que le dévouement de ces hommes rares qui travaillent pour accomplir un devoir ou les services secondaires des esprits médiocres et timides ; on devrait aussi chercher un remède à ce grand mal, remède difficile à trouver et long à appliquer, et qui ne pourrait peut-être résulter que de la simplicité et de l’austérité des récompenses nationales, et de leur durée surtout, qu’on opposerait au fracas des applaudissemens publics, aux caprices de la popularité, toujours si fugitive de sa nature. Mais, afin que de telles récompenses pussent être appréciées, il faudrait commencer par réformer l’éducation, et s’occuper plus du caractère et de ce qui ne se voit pas que de ce qui se voit, s’appliquer à former l’homme intérieur plus que l’homme extérieur. C’est là une question immense que je ne dois pas entamer ici : je vais donc me hâter de revenir aux sciences et à la condition des savans parmi nous.

Il semblerait que la conséquence nécessaire des profits qu’on retire des suffrages du public lorsqu’on travaille pour lui devrait être l’obligation de la part de l’état de récompenser à son tour le mérite délaissé ou peu apprécié par le public, de manière à rétablir l’égalité ; mais les choses sont loin de se passer ainsi, et moins le public est en état de s’intéresser au progrès d’une branche des connaissances humaines, d’en comprendre l’utilité, plus l’état semble négliger ceux qui la cultivent. Ainsi, par exemple, si l’on examine les différentes facultés dont se compose l’Académie de Paris, on voit que les professeurs des Écoles de médecine et de droit reçoivent un traitement qui certainement n’est pas trop élevé, mais qui pourtant est encore double ou triple de celui des professeurs de la faculté des sciences. Et cependant les médecins, les jurisconsultes peuvent avoir d’autres moyens d’augmenter leur aisance, tandis qu’il est bien difficile que le professeur d’astronomie ou celui de botanique se fassent, par l’observation des astres ou par la connaissance des plantes, un supplément au traitement qu’ils reçoivent de l’état[11]. On se ferait difficilement une idée de la manière dont on en use avec les professeurs de la Faculté des sciences de Paris. Pour ne citer qu’un seul fait, je vous dirai, monsieur, que dans les épreuves du doctorat les examinateurs, qui ont passé quelquefois plusieurs jours à lire et à corriger une thèse avant qu’elle puisse être imprimée, reçoivent, après un examen qui dure une heure, cinquante sous ! Vainement des professeurs ont-ils demandé à plusieurs reprises que ces épreuves fussent gratuites : le règlement veut qu’ils soient rétribués, et on les force à signer plusieurs états pour toucher cette belle somme. L’institut même, dont tout le monde parle, n’est guère mieux traité, et peu de personnes savent quel est le sort des membres des différentes académies. À l’étranger on imprime qu’ils reçoivent dix ou douze mille francs par an, et en France même on peut lire, dans des journaux qui devraient être bien informés, que le traitement des académiciens est fort élevé. Le fait est qu’à l’Académie des Sciences, où la plupart des membres sont constamment occupés à préparer des rapports pour le gouvernement et pour des particuliers, ou à juger les travaux envoyés au concours, ils reçoivent douze cents francs de traitement fixe, plus trois cents francs de droits de présence, s’ils sont assidus aux séances. Ne vaudrait-il pas beaucoup mieux monsieur, que des fonctions si élevées, que les premières places scientifiques de la France fussent entièrement gratuites, plutôt que d’y attacher un traitement à peine égal à celui d’un garçon de bureau ? À l’Académie de Pétersbourg, les membres titulaires reçoivent douze mille francs par an, et ils peuvent ainsi consacrer tout leur temps à la culture des sciences, sans chercher à remplir d’autres fonctions ; mais les membres de l’Institut de France, s’ils n’ont pas de fortune ou s’ils n’exercent pas une profession libérale, sont forcés, pour se créer une existence honnête et conforme à la position sociale qu’ils occupent, d’accepter plusieurs places ; et ce cumul nécessaire, qui a été l’objet de tant de réclamations, est très nuisible aux sciences, car il empêche les hommes qui les cultivent avec le plus de succès, de se vouer uniquement à leur progrès. C’est en vérité une chose fort singulière que de voir le public, qui est charmé d’apprendre que Mlle Rachel reçoit soixante mille francs par an, s’indigner si fort contre tel zoologiste ou tel physicien qui occupera deux chaires et touchera dix mille francs par an. S’il y a eu un homme dont la gloire ait été acceptée généralement sans réclamation, cet homme est Cuvier, et cependant combien n’a-t-on pas crié contre son équipage ! Combien de fois n’a-t-on pas fait le calcul, dans les journaux, des traitemens qu’il cumulait ! On trouvait monstrueux que ce grand naturaliste pût toucher quarante mille francs par an, et l’on ne songeait pas que s’il avait donné une autre direction à ses prodigieuses facultés, la France aurait été privée d’une de ses plus belles gloires, et il serait resté à la famille de Cuvier un héritage moins illustre, mais bien plus riche que celui qu’a laissé cet homme éminent. Je ne craindrai pas de le dire : une société où les intérêts matériels prédominent, où il n’y a plus d’autre rang que celui qu’assigne la fortune, et dans laquelle l’état ne peut pas faire pour un Cuvier ou pour un Laplace autant que les femmes du monde ont pu faire pour une couturière à la mode ; une telle société n’est pas organisée pour le plus grand progrès possible des sciences.

Au reste, ces faits ont été déjà signalés par des hommes dont personne ne suspectera l’indépendance et le désintéressement, et il n’y a pas long-temps encore que, dans une séance publique, l’organe officiel de l’Académie des Sciences a déploré la perte de temps qui résultait pour les savans de la multitude d’occupations auxquelles ils doivent se livrer pour vivre. Dans cette circonstance, M. Arago n’a semblé frappé que de ce qui se passe lorsque l’homme est déjà formé, déjà célèbre : cependant l’illustre secrétaire perpétuel n’a pu manquer de remarquer également que si les fonctions que remplissent les savans sont un obstacle aux travaux qu’ils devraient produire, le sort qu’ils voient réserver aux hommes les plus distingués empêche souvent les jeunes gens qui cultivent les sciences de se vouer exclusivement à la partie la plus sublime des connaissances humaines, et les porte fréquemment vers une sorte d’industrie scientifique. En effet, parmi nos jeunes professeurs de mathématiques que l’on envoie tous les ans en province, combien y en a-t-il qui écrivent des mémoires ou produisent des travaux originaux ? Le nombre en est fort restreint. Et pourtant ce n’est pas le talent qui leur manque ; c’est le temps, car, ne recevant de l’état qu’un modique traitement, inférieur à celui qu’ils recevraient s’ils s’adonnaient à l’industrie ou aux manufactures, ils cherchent à améliorer leur sort en s’adressant au public, et emploient à donner des répétitions et des leçons particulières un temps qu’ils devraient pouvoir consacrer à des recherches originales. Ces répétitions sont le tombeau du talent ; mais comment faire ? Même à Paris il serait facile de citer des hommes d’un grand mérite qui auraient pu contribuer aux progrès des mathématiques, et qui, entraînés par l’appât de l’argent, ont tout quitté pour se consacrer exclusivement aux leçons particulières. On prétend que de cette manière ils peuvent gagner jusqu’à vingt-cinq mille francs par an. C’est environ cinq fois le traitement que reçoit M. Poisson[12] comme professeur à la Faculté des Sciences de Paris, ou M. Arago comme un des secrétaires perpétuels de l’Institut de France.

Ces remarques pourraient s’appliquer à l’érudition comme aux sciences, et là aussi on verrait l’archéologie, la philologie, les langues orientales, cultivées par un petit nombre de savans, pour lesquels le gouvernement est loin de faire ce que fait le public pour un bon maître d’anglais. Mais, pour ne pas trop agrandir mon cadre, je me bornerai à vous faire remarquer que l’on se tromperait fort si l’on croyait que l’état accordât en considération ce qu’il ne donne pas en argent. Deux faits seuls que je choisirai entre mille prouveront jusqu’à l’évidence la vérité de cette assertion.

Vous savez ce qui a été fait dans la loi électorale. On a cru que les membres de l’Institut, à raison de leur capacité (c’est le mot technique), méritaient une faveur toute spéciale, et l’on a diminué de cent francs en leur faveur le cens exigible pour être électeur ! Y a-t-il rien de plus singulier, de plus bizarre, que de taxer ainsi l’esprit d’un Champollion et d’un Dupuytren ? Mieux aurait valu cent fois laisser les académiciens dans le droit commun que de les évaluer à ce taux humiliant, et cependant il est reconnu que l’Institut est le premier corps savant de la France. La Faculté des Sciences de Paris, qui est placée à la tête de l’enseignement universitaire, n’obtient guère plus d’égards. Vous ne croirez pas, monsieur, qu’il a été impossible à cette Faculté d’obtenir qu’on modifiât légèrement l’itinéraire d’une ligne d’omnibus établie depuis peu d’années, et dont les chevaux, par un abus intolérable, stationnent devant les salles où se font douze des seize cours que donnent les professeurs. Souvent, lorsque les chevaux hennissent ou que les omnibus passent, le professeur doit s’arrêter, parce que sa voix est couverte par le bruit. La Faculté a écrit dix fois à ce sujet au ministre de l’instruction publique, qui de son côté a transmis ces réclamations au préfet de police, mais toujours sans résultat. Il est même arrivé que certains journaux qui croient apparemment que la liberté consiste dans la protection accordée aux intérêts matériels contre les intérêts de l’intelligence, et qui ne se rappellent pas les priviléges que les lois romaines accordaient aux professeurs, ont pris la défense des cochers d’omnibus, et n’ont pas craint d’injurier personnellement des hommes qui font la gloire de la France, à propos d’une mesure réclamée dans l’intérêt de l’enseignement. Ce qu’il y a eu de plus singulier dans cette affaire, c’est que les voitures si chaudement défendues en cette circonstance par ces journaux se sont trouvées plus tard au nombre de celles dont il a été le plus souvent question dans un procès de diffamation qui a fait tant de bruit. Au reste, après tout, de quoi est-il question ? D’étouffer la voix d’un Poisson, d’un Mirbel, d’un Geoffroy Saint-Hilaire. — S’il se fût agi de l’orchestre de Musard, les journaux et la police auraient su réduire au silence les chevaux.

Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet, et je ne vous parlerai pas ici de mille autres faits semblables, tels que le refus que l’on oppose toujours aux instances de la Faculté des Sciences de Paris lorsqu’elle demande pour des hommes comme les Auguste Saint Hilaire, les Blainville, la suppression du titre d’adjoint sans aucune augmentation de traitement. Plus tard je reviendrai sur les facultés et sur cette foule de règlemens que l’on enfante tous les jours sans les consulter, ou même malgré leurs vœux : mais je ne cesserai de répéter que tant que nos mœurs et nos habitudes sociales resteront les mêmes, si l’on veut arrêter ce désir immodéré de popularité qui aveugle et perd tant de monde, il faut que l’état puisse soutenir la concurrence avec le public, et offrir à l’ambition des uns, aux intérêts des autres un plus noble appât ; et je terminerai cette lettre par quelques remarques sur les autres académies de l’Institut et sur les rapports qu’elles ont avec le public.

C’est uniquement par leurs travaux imprimés et par les séances annuelles que les académies, dont les réunions ordinaires sont secrètes, se font connaître dans le public ; et vous comprenez, monsieur, que, soit dans la direction et l’impulsion à donner aux travaux académiques, soit dans la manière de les résumer et de les exposer dans les circonstances solennelles, l’activité et le talent des secrétaires perpétuels, qui sont les organes officiels de chaque académie, doivent avoir une influence marquée. Je me suis suffisamment étendu dans ma première lettre sur le mérite de MM. Arago et Flourens, secrétaires perpétuels de l’Académie des Sciences, et il faut reconnaître que là comme dans les autres académies on aurait difficilement trouvé des hommes plus distingués que ceux qui ont été choisis, et plus dignes d’être les interprètes de l’Institut auprès des savans. La parole grave et mesurée de M. Daunou, en qui on ne sait pas si l’on doit plus admirer le noble caractère que l’immense savoir, est bien faite pour rendre compte des travaux austères de l’Académie des Inscriptions, dont les publications se poursuivent avec une activité digne des éloges du public, qui s’arrête trop, à mon avis, à quelques critiques de détail, et ne remarque peut-être pas assez l’Histoire littéraire de la France, la Collection des historiens des Gaules, les Ordonnances des rois de France, la suite du Brequigny, la Collection sur les Croisades, les Notices des Manuscrits, et d’autres grands ouvrages que, sans parler des Mémoires, cette docte compagnie fait paraître. L’élégance du style, la pureté de langage, l’érudition spirituelle de M. Villemain le désignaient naturellement au choix de l’Académie française, qui a pu se convaincre, dans ces derniers temps, que son secrétaire perpétuel est aussi un éloquent orateur. L’Académie des Sciences morales et politiques a trouvé dans M. Mignet un guide sûr, un représentant zélé et intelligent, également propre à écrire avec esprit et facilité l’éloge de Talleyrand, et à préparer longuement, par d’immenses travaux, l’histoire des révolutions politiques et religieuses des peuples. Soit par sa composition, soit par l’objet de ses travaux, cette académie est destinée à jouer chez nous un rôle qui deviendra tous les jours plus important : elle doit cependant s’efforcer à tout prix de rester dans les théories et dans les principes généraux, et ne pas descendre aux applications journalières, pour éviter de jamais devenir une arène politique ou une succursale de la chambre des députés. Enfin, quels que soient les regrets qu’a dû laisser l’illustre auteur du Jupiter olympien au moment où il résignait des fonctions qu’il avait si honorablement remplies, c’est avec une vive satisfaction que l’on a vu M. Raoul-Rochette succéder à M. Quatremère de Quincy dans la place de secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts, et apporter à cette académie les connaissances spéciales d’un érudit avec l’activité et la verve d’un artiste. Les progrès de l’art en France sont plus intimement attachés qu’on ne le pense au choix du représentant officiel de l’Académie des Beaux-Arts.

L’Académie française et celle des Beaux-Arts sont les seules qui actuellement ne publient pas de Mémoires. Pour ma part, je regrette beaucoup que le public ne soit pas appelé à profiter des lumières et des connaissances spéciales des artistes et des littérateurs. Tout ce que l’on sait, on peut le dire, et l’on ne voit pas pourquoi des éloges, des recherches sur la grammaire générale, sur le style, des appréciations critiques des qualités et des défauts de nos meilleurs écrivains, des considérations sur les vicissitudes de notre littérature, des discussions spéciales sur des points controversés de grammaire ou sur l’histoire et l’étymologie de la langue française, ne pourraient pas servir à établir des communications régulières entre l’Académie française et le public. Il y aurait là, à mon avis, profit pour tout le monde, et cette académie, je n’en doute pas, saurait prouver ainsi aux plus incrédules qu’elle est encore digne de présider aux destinées littéraires de la France, que l’on confie quelquefois à des maîtres capricieux et sans expérience. Les travaux du Dictionnaire, auxquels elle semble se borner, sont de leur nature trop lents pour que le public puisse s’y intéresser vivement ; et d’ailleurs, il n’accepte jamais sans contestation ce code de la langue qui doit renfermer et définir des mots empruntés à tous les arts, à toutes les sciences, et à la rédaction duquel des littérateurs seuls ont pris part. Ce défaut, déjà sensible dans le dictionnaire actuel, deviendra bien plus marqué dans le Dictionnaire historique universel de la langue française, auquel on a commencé à travailler. Un tel dictionnaire est à la fois une œuvre de science, d’art et d’érudition, et il ne paraît guère possible que l’esprit et la sagacité des hommes qui sont chargés de préparer ce travail puissent suppléer aux connaissances spéciales qu’ils trouveraient dans leurs confrères des autres académies. Le concours de tout l’Institut est indispensable pour élever à la langue française un monument de cette nature, et il faudrait qu’une commission nommée par les cinq académies s’en occupât sans relâche, sous la direction de l’Académie française, à laquelle appartient de droit la présidence. Cela ne vaudrait-il pas mieux que de voir l’Académie des Beaux-Arts travailler, comme elle le fait, au Dictionnaire de la langue des beaux arts, tandis que l’Académie française prépare un Dictionnaire universel ? Lorsque les deux ouvrages seront achevés et auront paru, s’il y a conflit, et il y en aura mille, auquel faudra-t-il croire ?

Après une année de travaux graves et silencieux, chaque académie, à on tour, se montre au public, qui, en général, prend un assez vif intérêt à ces solennités. On ne saurait apporter assez de soin dans le choix des lectures qui se font en cette occasion, et, pour ma part, je voudrais que l’Institut vînt exposer gravement et sérieusement le résultat de ses travaux et les progrès des sciences, des lettres ou des arts, sans trop se préoccuper de l’auditoire, qui, du reste, s’aperçoit toujours des efforts que l’on fait pour l’amuser. Les pensées élevées et une grande pureté de langue et de style, voilà les moyens qu’employait Fourier pour enlever tous les suffrages, sans faire aucune concession aux auditeurs et sans parler à leurs passions. On prétend que nous sommes prochainement menacés d’entendre[13] un morceau de Salluste, traduit en vers par un membre de l’Académie des Inscriptions. Si le fait est exact, pourquoi cette Académie juge-t-elle le public assez défavorablement pour se croire obligée de venir lui réciter une espèce d’apologue comme on le ferait aux enfans, au lieu de lui faire comprendre l’importance de ses travaux par un morceau solide et instructif sur une de ces questions d’histoire ou de philologie que les membres de cette docte compagnie savent si bien traiter ? Les séances annuelles de l’Académie des Beaux-Arts et de l’Académie française sont les plus animées, et quelquefois même en y assistant, on se croirait transporté dans une autre enceinte. En effet, cette musique, ces couronnes, les larmes et la joie des mères, les applaudissemens de l’auditoire, qui témoigne ses sympathies pour les jeunes talens qu’on signale à son attention, tout cela donne aux séances de l’Académie des Beaux-Arts un air dramatique qui semblerait ne pas devoir se rencontrer à l’Institut. Cependant c’est surtout les jours où l’on décerne les prix de vertu à l’Académie française que l’émotion est portée à son comble. Je ne m’arrêterai pas, monsieur, à vous retracer l’origine de ces prix célèbres institués par M. de Montyon, qui, dans des vues philanthropiques, a légué à l’institut et à divers établissemens de bienfaisance une fortune de plusieurs millions, mais dont les louables intentions n’ont pas toujours été suivies des effets les plus utiles. Je vous ai déjà signalé les inconvéniens que les prix Montyon avaient pour l’Académie des Sciences, et je pourrais vous montrer facilement que ces fondations, imitées depuis[14] par d’autres personnes, ont jeté plusieurs académies dans des difficultés inextricables. Mais pour ne parler que des prix de vertu, ne semble-t-il pas, monsieur, qu’autant il est honorable pour une nation d’encourager les nobles actions, autant il est indigne de la vertu d’être récompensée en argent et taxée à tant d’écus ? Que l’Académie française soit appelée à décerner des médailles aux hommes dont les actions méritent d’être honorées, on le conçoit ; car à la mort du testateur il n’existait pas d’Académie des Sciences morales. Cependant là devrait, à mon avis, s’arrêter son action, et il faudrait que l’état seul fût chargé de compléter les récompenses nationales, qui devraient surtout avoir pour objet de signaler toujours à l’estime du public ceux qui se rendraient dignes de servir d’exemple à leurs concitoyens. Et d’ailleurs je comprends bien des prix de bienfaisance ou de courage, car ce sont là des qualités parfaitement définies ; mais la vertu en général, est-ce une chose sur laquelle tout le monde soit d’accord, et que l’on ait parfaitement déterminée ? Je ne le pense pas. Sans recourir aux écrits des moralistes ni à cette terrible définition donnée par Brutus au moment de mourir, il serait facile de signaler des cas dans lesquels l’Académie française ne se trouverait probablement pas d’accord avec les peuples dont on invoque sans cesse le témoignage en fait de rigorisme et de vertu, et je doute fort, par exemple, que le suicide de Lucrèce excitât à cette Académie la même admiration qu’il a méritée chez les anciens.

Je m’arrête ici, et vous trouverez sans doute, monsieur, que je me suis bien éloigné des sciences. Je me hâte donc de terminer, en vous priant de m’excuser si dans un sujet si vaste j’ai dû me borner à une esquisse imparfaite. Cependant il était impossible d’entrer dans des discussions techniques relativement à des travaux qui ne peuvent être compris que d’un petit nombre de personnes, et que d’ailleurs vous connaissez mieux que moi. Au reste, j’aurai l’occasion de revenir naturellement, dans la suite, sur beaucoup de questions que je n’ai pu qu’ébaucher. Je serai satisfait si, dans le rapide exposé que je viens de tracer, vous avez trouvé la preuve que, malgré des défauts et des inconvéniens qu’il est toujours si difficile d’éviter, l’Institut de France est placé au premier rang parmi les corps scientifiques de l’Europe, et qu’il n’a jamais cessé de mériter l’estime du pays et l’approbation du monde savant.


***
  1. Voyez la livraison du 15 mars.
  2. La première classe était divisée en dix sections, dont voici les noms : 1o Mathématiques. — 2o Arts mécaniques. — 3o Astronomie. — 4o Physique expérimentale. — 5o Chimie. — 6o Histoire naturelle et Minéralogie. — 7o Botanique et Physique générale. — 8o Anatomie et physiologie. — 9o Médecine et Chirurgie. — 10o Économie rurale et Art vétérinaire.

    La seconde classe comprenait : 1o l’analyse des sensations et des idées, — 2o la morale, — 3o la science sociale et la législation, — 4o l’économie politique, — 5o l’histoire, — 6o la géographie.

    Les huit sections de la troisième classe étaient : 1o la grammaire, — 2o les langues anciennes, — 3o la poésie, — 4o les antiquités et monumens, — 5o la peinture, — 6o la sculpture, — 7o l’architecture, — 8o la musique et déclamation.

  3. L’Institut devait nommer tous les ans vingt citoyens chargés de voyager en France et à l’étranger aux frais de la république et de faire des observations relatives à l’agriculture. La durée de leur voyage était de trois ans, et ils devaient correspondre avec l’Institut. On les choisissait successivement dans tous les départemens. Six membres de l’Institut étaient également choisis chaque année pour voyager ensemble ou séparément, dans le but de faire des recherches sur les diverses branches des connaissances humaines autres que l’agriculture.
  4. Elles s’appelèrent : 1o classe des sciences physiques et mathématiques, — 2o classe de la langue et de la littérature françaises, — 3o classe d’histoire et de littérature anciennes, 4o classe des beaux-arts.
  5. Les sections de la classe des sciences physiques et mathématiques furent mieux définies par Bonaparte que dans la première organisation, où, comme on vient de le voir, on avait réuni la physique générale et la botanique. Voici les sections établies par le premier consul, et qui subsistent encore à l’Académie des Sciences : elles se composent toutes de six membres, excepté la géographie et navigation, qui n’en a que trois. — Première classe : Sciences mathématiques. — 1o Géométrie. — 2o Mécanique. — 3o Astronomie. — 4o Géographie et navigation. — 5o Physique générale.

    Sciences physiques. — 1o Chimie. — 2o Minéralogie. — 3o Botanique. — 4o Économie rurale et art vétérinaire. — 5o Anatomie et zoologie. — 6o Médecine et chirurgie.

    Les sections qui formaient la quatrième classe étaient les suivantes : 1o Peinture, dix membres. — 2o Sculpture, six membres — 3o Architecture, six membres — 4o Gravure, trois membres. — 5o Musique (composition), trois membres.

    Le nombre des membres de cette quatrième classe a été augmenté à la restauration. L’Académie des Beaux-Arts compte actuellement quarante membres ; mais les sections sont restées les mêmes.

  6. Une des dispositions qui attaquèrent le plus l’unité de l’Institut fut celle par laquelle le premier consul permit aux membres d’appartenir à plusieurs classes à la fois. C’est alors aussi que les secrétaires devinrent perpétuels : dans l’organisation primitive, ils ne pouvaient rester en fonctions que pendant deux ans au plus.
  7. On sait que l’Académie des Sciences perdit à cette occasion Monge, Carnot et Guyton-Morveau.
  8. L’Académie française, celle des Inscriptions et Belles-Lettres, l’Académie des Sciences et celle des Beaux-Arts.
  9. Voici les noms de ces sections : 1o philosophie, — 2o morale, — 3o législation, — 4o économie politique, — 5o histoire générale.
  10. À cet égard les habitudes de l’Académie des Sciences morales et politiques, qui met un intervalle entre le jour de la présentation et celui de la discussion, me semblent préférables au règlement des académies où la discussion s’établit immédiatement après la présentation, car il peut arriver que tous les membres ne soient pas en mesure de discuter immédiatement et sans préparation le rapport présenté par la section.
  11. Au reste, ce ne sont pas les professeurs de la Faculté des Sciences qui sont le moins rétribués, c’est à l’École des Beaux-Arts que les traitemens sont les plus infimes. Les amateurs qui achètent quelquefois à des prix excessifs un croquis fait par un artiste à la mode, seraient bien étonnés d’apprendre qu’ils ont payé une esquisse qui a pu coûter à l’auteur quelques heures de travail, plus cher que l’état ne paie en cours public. Les professeurs de l’École des Beaux-Arts, parmi lesquels figurent MM. Huyot, David, Rawey, Pradier, Ingres, Vernet, Delaroche, etc., reçoivent cent louis par an.
  12. Lorsque j’écrivais ces lignes, on pouvait encore conserver l’espoir de prolonger les jours de cet illustre géomètre, qui est mort depuis, laissant des regrets éternels dans le cœur de ses amis, et dans la science un vide qui ne sera pas rempli.
  13. Au moment où l’on va mettre sous presse, le bruit se répand qu’à la même séance l’Académie des Sciences sera représentée par une épître en vers composée par un géomètre. Si la chose était vraie, le public demanderait sans doute sur qui doit retomber la responsabilité d’un choix si bizarre. L’Académie n’a pas été consultée, et l’on prétend que c’est le secrétaire perpétuel pour les sciences mathématiques qui a décidé cela, on ne comprend pas dans quel but.
  14. Parmi les plus singulières fondations littéraires qui ont été faites dans ces derniers temps, il faut signaler surtout les prix Gobert. L’Académie française et celle des inscriptions et belles-lettres ont été chargées par le testateur de donner chacune une rente de dix mille francs à l’auteur du meilleur travail ou du plus éloquent morceau sur l’histoire de France. Cette somme sera touchée annuellement par l’écrivain qui aura remporté le prix, jusqu’à ce qu’un meilleur ouvrage se présente. Il faudrait un volume pour signaler toutes les difficultés et les inconvéniens auxquels les dispositions testamentaires de M. Gobert ont déjà donné lieu. À la vérité elles peuvent servir actuellement à récompenser des travaux estimables, mais elles finiront nécessairement par donner lieu à une industrie littéraire qui semblait devoir s’arrêter aux portes de l’Institut. On sait combien d’inconvéniens sont nés à l’Académie française des encouragemens et des prix qu’elle distribue aux ouvrages les plus utiles aux mœurs. Ce sujet est si élastique, qu’on prétend, mais je n’ose pas l’affirmer, que l’Académie a mis hors de concours la Science populaire de Claudius, et a pris en considération les Mémoires d’une Poupée. Si de tels faits étaient vrais, il faudrait désespérer des prix, qui paraissent partout diminuer d’importance. Dans le siècle dernier, Euler, Lagrange et Daniel Bernoulli se partageaient ordinairement tous les prix à l’Académie des Sciences ; actuellement il est rare qu’un homme du premier ordre s’occupe des questions proposées par l’Institut.