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Lettres à une autre inconnue/XXXII

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Michel Lévy frères (p. 165-170).
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XXXII


Hôtel Nevet, Montpellier, 17 octobre 1868.


Madame,


Je suis ici depuis une quinzaine de jours fort souffreteux et encore plus triste. Je prends des bains d’air comprimé qui m’ont fait grand bien le printemps passé ; mais, en venant ici, j’ai attrapé un rhume abominable, et je passe ma vie à tousser et, par suite, à étouffer. Cette occupation, surtout la nuit, est une des plus ennuyeuses qui se puissent imaginer. Je soupire après le moment où je pourrai aller à Cannes ; très-probablement je n’y serai pas mieux, mais au moins je verrai une belle mer et de belles montagnes. Montpellier est la plus vilaine ville et la plus ennuyeuse que j’aie vue.

Vous calomniez, j’en suis sûr, les respectables employés de l’administration des postes pour excuser votre paresse. Les lettres ne se perdent pas, mais les belles dames n’ont pas le temps d’écrire, à moins qu’il ne s’agisse de faire tourner des têtes et déchirer des cœurs. Or, vous savez que vous avez produit déjà ces deux phénomènes chez moi, et vous jugez avec raison que ce n’est pas la peine de refaire une expérience qui a déjà si bien réussi. J’apprends avec beaucoup de regret que vous passez l’hiver à Dresde. Après Berlin, de toutes les villes d’Allemagne, c’est celle qui m’a laissé le plus maussade souvenir. Cela me fait l’effet d’un Versailles germanique. Je me souviens pourtant avec plaisir du Musée et de la promenade de Brühl, où j’ai vu des soldats expliquant leur tendre amour à des cuisinières. J’espère que l’usage s’en est conservé.

À propos d’amour, on dit que Madame la marquise *** prolonge la lune de miel bien au delà des limites admises par la civilisation. Si je suis bien informé, elle resterait à Biarritz cet hiver à jouir du vent et des vagues et de la solitude. Ce n’est pas vous qui seriez aussi poétique !

Vous aurez peut-être vu par les journaux que la duchesse Colonna est tombée en Espagne au milieu d’une insurrection, et qu’elle s’est mise à panser les blessés des progressistes sur le champ de bataille près de Cordoue. Le peuple souverain lui a donné un grand ruban rouge avec la date en or, 28 septembre. On me dit qu’elle est fort enthousiasmée de toutes les belles choses qui se disent et se font à Madrid. Pour moi, de loin, elles me paraissent bien bêtes. Je crains que cela ne finisse par une guerre civile pire que celle qui a fini en 1840. Le duc de Montpensier, qui avait fort poussé à la révolution, et même dépensé quelque argent à cet effet, s’en trouve assez mal récompensé. Au train dont vont les affaires, je ne serais pas surpris que le peuple souverain lui confisquât sa belle terre des bords du Guadalquivir ; ce qui lui ferait peut-être encore plus de peine que si on lui confisquait l’infante son auguste épouse.

Adieu, Madame, pour un an ou deux, ou pour jusqu’au jour où nous nous retrouverons dans la vallée de Josaphat. J’ajourne jusqu’à ce moment bien des questions que j’aurais à vous adresser. Dites-moi cependant, quand vous trouverez des facteurs fidèles, ce que vous comptez faire après Dresde. Je suis un ami fort désintéressé, mais j’aime cependant à savoir ce que deviennent les belles, quelque volages qu’elles soient. Donnez-moi aussi des nouvelles de Mesdemoiselles vos filles. Il y a quelques mois, vous me parliez d’un mariage possible. Frémissez-vous à l’idée d’être grand’mère ?

Adieu encore, Madame ; veuillez me rappeler au souvenir du comte Pazzi, et agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.