Lettres écrites d’Égypte et de Nubie en 1828 et 1829/Extraits des lettres de Paris à Alexandrie

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EXTRAITS
DES LETTRES ÉCRITES PAR CHAMPOLLION LE JEUNE, PENDANT SON VOYAGE DE PARIS À ALEXANDRIE.
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Lyon, le 18 juillet 1828.

Me voici arrivé à Lyon en très-bonne santé. J’ai trouvé notre ami M. Artaud prêt à me recevoir, et je me suis établi dans son musée.

J’ai trouvé dans celui de la ville, entre autres morceaux curieux, une statuette en bronze, de 7 pouces de hauteur, représentant le dieu Nil, morceau d’un excellent travail. Je la fais dessiner pour mon Panthéon : c’est, jusqu’ici, une chose unique et que je suis bien aise d’avoir rencontrée.

M. Artaud a écrit aujourd’hui à M. Sallier d’Aix, pour l’informer de mon prochain passage par cette ville. Je m’attends donc à faire une bonne récolte dans cette nombreuse collection, et j’y consacrerai deux jours s’il le faut.


Toulon, 25 juillet 1828.

Je suis arrivé ici hier au soir en parfaite santé et après un voyage moins pénible que la saison d’été et le ciel de Provence ne pouvaient le faire supposer. Partis d’Aix à trois heures du matin, nous étions à Toulon sur les six heures du soir ; je me suis à peine aperçu de la chaleur pendant la route, grâce aux fourrures en laine dont je suis couvert ; ce qui me fait croire que le proverbe vulgaire : Qui pare le froid pare le chaud, doit être émané comme tant d’autres de la sagesse des nations.

Il m’a été impossible d’écrire d’Aix comme j’en avais le projet : le cabinet de M. Sallier m’a occupé pendant les deux jours que j’ai passés dans cette vieille ville. J’y ai trouvé quelques pièces importantes que j’ai copiées ou fait dessiner. Ce ne fut que le soir du second jour que M. Sallier me mit dans les mains un paquet de papyrus égyptiens non funéraires, dans lequel j’ai trouvé, 1o un long papyrus en fort mauvais état, qui m’a paru renfermer des observations astrologiques, le tout en belle écriture hiératique ; 2o deux rouleaux contenant des espèces d’odes ou litanies à la louange d’un Pharaon ; 3o un rouleau dont les premières pages manquent, mais qui contient les louanges et les exploits de Ramsès-Sésostris en style biblique, c’est-à-dire sous la forme d’une ode dialoguée, entre les dieux et le roi.

Cette affaire-ci est de la plus haute importance, et le peu de temps que j’ai donné à son examen m’a convaincu que c’est un vrai trésor historique. J’en ai tiré les noms d’une quinzaine de nations vaincues, parmi lesquelles sont spécialement nommés les Ioniens, Iouni, Iavani, et les Lyciens, Louka, ou Louki (ⲗⲩⲕⲁ ou ⲗⲩⲕⲓ) ; plus les Éthiopiens, les Arabes, etc. Il est parlé de leurs chefs emmenés en captivité, et des impositions que ces pays ont supportées. Ce manuscrit a pleinement justifié mon idée sur le groupe qui qualifie les noms de pays étrangers, et ceux de personnages en langues étrangères. J’ai relevé avec soin tous ces noms de peuples vaincus, qui, étant parfaitement lisibles et en écriture hiératique, me serviront à reconnaître ces mêmes noms en hiéroglyphes sur les monuments de Thèbes, et à les restituer, s’ils sont effacés en partie.

Cette trouvaille est immense, et ce manuscrit hiératique porte sa date à la dernière page. Il a été écrit (dit le texte) l’an IX, au mois de Paôni, du règne de Ramsès le Grand. Je me propose d’étudier à fond ce papyrus, à mon retour d’Égypte.

M. Sallier m’a promis de me donner l’empreinte en papier des trois pierres qui portent les fragments du décret romain relatif au prix des denrées et marchandises ; je l’aurais faite moi-même, mais malheureusement on a rempli en plâtre durci les lettres du texte : on les fera laver et nettoyer.


Toulon, le 29 juillet.

J’ai reçu la première lettre de Paris, attendue déjà avec impatience. Ma série de nos ne commencera qu’après l’embarquement, et ma première sera datée des domaines de Neptune, car j’espère que nous rencontrerons en route quelque bâtiment revenant en Europe, et qu’il sera possible de le charger d’un billet pour la France. Mais si par hasard nous sommes seuls sur le grand chemin du monde, vous n’aurez de mes nouvelles que dans deux mois au plus tôt, les départs d’Alexandrie pour France étant extrêmement rares. Notre corvette, destinée à convoyer les bâtiments marchands, ne convoiera personne. On n’ose plus se mettre en mer, non qu’il y ait danger de perte de corps ou de biens, mais parce que le commerce avec l’Égypte est dans un état complet de torpeur ; l’Égypte elle-même n’envoie plus de coton. L’amiral m’assure, toutefois, que nos relations avec le pacha sont sur le pied le plus amical. Je vais avoir du reste des nouvelles positives sur notre position à l’égard de l’Égypte, car je reçois à l’instant un rendez-vous au lazaret, de la part de M. Léon de Laborde, arrivant d’Alexandrie en trente-trois jours. Il me dira certainement ce qu’il faut craindre ou espérer ; le ton de sa lettre est d’ailleurs très-rassurant, et je n’en augure que de bonnes nouvelles.

Nos Parisiens sont arrivés ce matin ; et nos Toscans le soir, après un voyage de quinze jours. Ils ont eu toutes les peines du monde à traverser le cordon sanitaire établi à la frontière du Piémont par le roi de Sardaigne qui, trompé par les exagérations d’un capitaine marchand de Marseille, débarqué à Gènes, s’est imaginé que la peste ravageait la Provence ; les régiments ont marché pour occuper tous les débouchés des Alpes, et les lettres et journaux venant de France sont tailladés et passés au vinaigre. Il est connu en Italie que nous mourons ici et à Marseille par centaines : tandis que le temps est superbe, grâce à une brise d’ouest qui rafraîchit l’air et nous jettera en pleine mer en moins d’une heure.

La mer promet d’être excellente. J’ai déjà essayé mon estomac, et je le crois assez bien amariné, ayant couru la rade en barque par une mer assez grosse.


30 juillet.

Il m’a été impossible de voir M. de Laborde ; la brise était trop forte pour pouvoir sans danger communiquer avec le lazaret dans une petite embarcation ; il m’indique un nouveau rendez-vous pour demain à une heure : mais à cette heure-là, je serai déjà loin de Toulon, puisque notre embarquement aura lieu entre neuf et dix heures du matin. Nos gros effets sont à bord, et nous sommes prêts à dire adieu à la terre ferme. On me fait espérer de toucher en Sicile. J’ai demandé à l’amiral qu’il permît au commandant de nous débarquer quelques heures à Agrigente ; cela est accordé. C’est à la mer à nous le permettre maintenant. Si elle est bonne, j’écrirai à l’ombre d’une des colonnes doriques du temple de Jupiter.

Adieu ; soyez sans inquiétude, les dieux de l’Égypte veillent sur nous.


En mer, entre la Sardaigne et la Sicile, 3 août 1828.

Je vais essayer d’écrire malgré le mouvement du vaisseau qui, poussé par un vent à souhait, marche assez rapidement vers la côte occidentale de Sicile, que nous aurons ce soir en vue, selon toute apparence. Jusqu’ici la traversée a été des plus heureuses, et le plus difficile est fait : mon estomac a subi toutes ses épreuves, et je me trouve parfaitement bien maintenant. Le repos forcé dont on jouit sur le bâtiment, et l’impossibilité de s’y occuper avec quelque suite, ont tourné au profit de ma santé, et je me porte à merveille.

Je ne parlerai point des deux jours passés, n’ayant eu sous les yeux que le ciel et la mer. Le tableau, quoique varié par quelques évolutions de marsouins et la lourde apparition de deux cachalots, présenterait trop d’uniformité. La sèche désolation des côtes de Sardaigne, pays bien digne de l’aspect de ses anciens Nuraghes, n’offre rien non plus de bien intéressant.

Je parlerai donc de l’espoir plus attrayant de débarquer au milieu des temples de la vieille Agrigente. Notre commandant nous le promet pour demain au soir, si Éole et Neptune veulent bien nous octroyer cette douceur.


Du 4.

Nous ayons tourné, pendant la nuit, la pointe ouest de la Sardaigne, et couru la côte méridionale, vraie succursale de l’Afrique. Ce matin nous ne voyons encore que le ciel et la mer. Vers le soir on aperçoit l’île de Maritimo, le point le plus occidental de la Sicile, mais un calme malencontreux nous empêche d’avancer.


Du 5.

Après une nuit passée à louvoyer, nous avons revu Maritimo de bon matin, à deux ou trois lieues de nous. Le vent s’étant enfin levé, le vaisseau a passé devant les îles de Favignana et Levanzo ; nous avions en perspective Trapani (Drepanum), l’ancien arsenal de Sicile, et le mont Éryx si vanté dans l’Enéide. L’après-midi, nous avons passé devant Marsalla et salué dévotement ses excellents vignobles : il s’est mêlé à mon salut une teinte fort respectueuse, lorsqu’on a dépassé cette ville qui fut la vieille Lilybée, le principal établissement carthaginois en Sicile. Cette côte méridionale est d’une beauté parfaite.


Du 6.

Je n’ai pu saluer les ruines de Sélinonte, nous les avons rasées de nuit. La côte est ici un peu plus sèche, quoique pittoresque, et d’un ton africain à faire plaisir. On a jeté l’ancre dans la rade d’Agrigente (Girgenti) ; là sont une foule de monuments grecs que nous désirons visiter et étudier. Mais il est probablement décidé que nous aurons le déboire d’être venus à quatre cents toises de ces temples sans pouvoir même les apercevoir. Nous payons chèrement la sottise du capitaine marseillais qui a répandu à Gênes la nouvelle de la fameuse peste de Marseille. Étant allés au lazaret d’Agrigente avec le commandant, on nous a répondu que des ordres de Palerme, arrivés la veille, défendaient expressément qu’on donnât pratique à aucun bâtiment venu des ports méridionaux de France. J’ai soutenu que Toulon était un port du Nord ; le bon Sicilien a répondu qu’il le savait très-bien, mais que, n’ayant aucune instruction sur les ports du Nord, il ne pouvait nous permettre de débarquer sans l’autorisation de l’intendant de la province d’Agrigente. On nous a promis une réponse pour demain à huit heures ; et nous avons regagné la corvette, la mort dans l’âme et sans l’espérance d’admirer le temple de la Concorde. C’est bien là jouer de malheur, et je comprends enfin le supplice de Tantale.


Du 7, à six heures du matin.

Aucune nouvelle de terre ne nous est encore parvenue. Je perds tout espoir. Je vais fermer cette lettre pour l’envoyer dans une heure et demie d’ici à terre, pour tâcher de la faire mettre à la poste à travers toutes les fumigations d’usage. Nous nous portons tous à faire plaisir, bon appétit, l’oeil vif, des teints superbes, et on veut absolument nous traiter en pestiférés ! Je rouvrirais ma lettre, si j’avais à vous annoncer qu’on nous permet de voir Agrigente autrement qu’à deux milles de distance ; je serais si heureux de débarquer au milieu de ces vénérables ruines ! Mais je n’ose y compter.

Si nous n’avons pas l’entrée à huit heures, nous mettrons immédiatement à la voile, pour courir sur Malte.


Alexandrie, le 22 août 1828.

Je hasarde ces lignes par un bâtiment toscan qui part demain pour Livourne. Comme il est fort douteux que cette lettre parvienne en France aussitôt que celle dont veut bien se charger notre excellent commandant de l’Ėglé, lequel retourne en Europe et met à la voile mardi prochain, je mets un no 1 provisoire à celle-ci, réservant tous les détails pour la seconde, qui sera le véritable numéro premier.

Je suis arrivé le 18 août dans cette terre d’Égypte, après laquelle je soupirais depuis longtemps. Jusqu’ici elle m’a traité en mère tendre, et j’y conserverai, selon toute apparence, la bonne santé que j’y apporte. J’ai pu boire de l’eau fraîche à discrétion, et cette eau-là est de l’eau du Nil qui nous arrive par le canal nommé Mahmoudiéh en l’honneur du pacha, qui l’a fait creuser.

J’ai pu voir M. Drovetti le soir même de mon arrivée, et là j’ai appris qu’il m’avait écrit et conseillé d’ajourner mon voyage. Depuis la date de cette lettre, heureusement arrivée trop tard à Paris, les choses sont bien changées. Vous devez connaître déjà les conventions pour l’évacuation de la Morée, consenties le 6 juillet par Ibrahim Pacha et signées il y a une douzaine de jours par le vice-roi Mohammed-Aly. Mon voyage ne rencontrera aucun empêchement ; le pacha est informé de mon arrivée, et il a bien voulu me faire dire que j’étais le bienvenu ; je lui serai présenté demain ou après-demain au plus tard. Tout se dispose au mieux pour mes travaux futurs ; et les Alexandrins sont si bons, que j’ai déjà secoué tous les préjugés inspirés par de prétendus historiens.

J’occupe dans le palais du consulat de France un petit appartement délicieux donnant sur le bord de la mer ; l’ordre d’exécution de nos projets sur Alexandrie et ses environs est déjà réglé ; ils comprennent les obélisques dits de Cléopâtre, dont nous aurons enfin une copie exacte, et ensuite la colonne de Pompée ; il faut savoir enfin à quoi s’en tenir sur son inscription dédicatoire, et si elle porte le nom de l’empereur Dioclétien : nous en aurons une bonne empreinte.

Notre jeunesse est émerveillée de ce qu’elle a déjà vu.... À ma prochaine les détails : la série de mes lettres d’observation commencera réellement avec elle… Adieu.