Lettres (Spinoza)/IX. Oldenburg à Spinoza

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Traduction par Émile Saisset.
Œuvres de Spinoza, tome 3CharpentierIII (p. 368-370).

LETTRE IX[1].

RÉPONSE À LA PRÉCÉDENTE
À MONSIEUR B. DE SPINOZA,
HENRI OLDENBURG


Puisque vous paraissez m’accuser d’un excès de brièveté, je vais aujourd’hui me justifier par une prolixité excessive. Vous attendiez de moi, à ce que je vois, l’indication de celles d’entre vos opinions qui ont paru à vos lecteurs tendre au renversement de la piété. Je vais vous dire ce qui les a surtout embarrassés. Vous établissez, à ce qu’il me semble, une nécessité fatale de toutes les actions et de toutes choses. Or, à leur avis, si ce point est une fois accordé, toute loi, toute vertu, toute religion sont coupées à leur racine ; toutes les récompenses et toutes les punitions sont vaines. En effet, ce qui impose une contrainte ou une nécessité est toujours un motif légitime d’excuse, et il suit de là que pas un seul homme ne sera inexcusable devant Dieu. Si nos actions dépendent du fatum, si toutes choses sont poussées par la dure main du sort suivant une voie déterminée et inévitable, où est la coulpe ? où sont les peines ? qui déliera le nœud de cette difficulté ? Voilà certes ce qu’on ne peut dire aisément. Je désire ardemment, Monsieur, savoir comment vous pourriez aider à la solution du problème.

Vous avez bien voulu me donner des éclaircissements au sujet des trois propositions que j’avais marquées ; mais il reste encore plusieurs choses à expliquer. Premièrement, en quel sens prenez-vous pour synonymes et équivalents la foi aux miracles et l’ignorance, comme il semble que vous le faites dans votre dernière lettre ? Lazare ressuscité d’entre les morts et la résurrection de Jésus-Christ ne surpassent-ils pas la force de la nature créée, et peuvent-ils être attribués à une autre puissance que celle de Dieu ? et comment y aurait-il ignorance coupable à croire qu’une chose excède les limites d’une intelligence finie, enchaînée par de certaines bornes ? Ne pensez-vous pas qu’il soit convenable à une intelligence et à une science créées de reconnaître dans un esprit incréé, dans la souveraine puissance, une science et une force capables de pénétrer et de produire des choses dont la raison et le comment échappent aux faibles humains ? Nous sommes hommes, rien d’humain ne doit nous paraître étranger à notre nature. De plus, puisque vous déclarez que vous ne pouvez comprendre qu’un Dieu ait réellement revêtu la nature humaine, permettez que je vous demande comment vous entendez ces endroits de notre Évangile et de l’Épître aux Hébreux : le premier, qui affirme que le Verbe s’est fait chair ; le second, que le Fils de Dieu n’a pas été le libérateur des anges, mais celui des enfants d’Abraham[2] ? Et toute l’économie de l’Évangile ne repose-t-elle pas sur ce que le Fils unique de Dieu, le Logos (qui était Dieu et qui était en Dieu), s’est montré revêtu de la nature humaine, et par sa passion et sa mort a payé pour nous pécheurs la rançon de nos fautes, prix de sa rédemption ? Je voudrais savoir de vous ce qu’il faut penser de ces passages et autres semblables, si l’on veut conserver à l’Évangile et à la religion chrétienne, dont je crois que vous êtes l’ami, leur caractère de vérité.

J’avais le projet de vous écrire plus longuement, mais je suis interrompu par la visite de quelques amis envers qui je me reprocherais de manquer de politesse. Aussi bien ce que j’ai déjà jeté sur le papier va peut-être vous être un sujet d’ennui au milieu de vos méditations philosophiques. Adieu donc, et croyez-moi pour la vie le zélé admirateur de votre érudition et de votre science.

Londres, 16 décembre 1675.




  1. La XXIIe des Opp. posth.
  2. S. Jean, I, 14 ; S. Paul aux Hébreux, II, ch. 2, vers. 16.