Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 101

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 227-228).

101. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 20 mai 1672.

Je comprends fort bien, ma fille, et l’agrément, et la magnificence, et la dépense de votre voyage ; je l’avais dit à notre abbé comme une chose pesante pour vous : mais ce sont des nécessités. Il faut cependant examiner si l’on veut bien courir le hasard de l’abîme où conduit la grande dépense ; nous en parlerons. Il n’importe guère d’avoir du repos pour soi-même : quand on entre véritablement dans les intérêts des personnes qui nous sont chères, et qu’on sent tous leurs chagrins peut-être plus qu’elles-mêmes, c’est le moyen de n’avoir guère de plaisirs dans la vie, et il faut être bien enragée pour l’aimer autant qu’on fait. Je dis la même chose de la santé ; j’en ai beaucoup, mais à quoi me sert-elle ? à garder ceux qui n’en ont point. La fièvre a repris traîtreusement à madame de la Fayette ; ma tante est bien plus mal que jamais ; elle s’en va tous les jours : que fais-je ? je sors de chez ma tante, et je vais chez cette pauvre Fayette ; et puis je sors de chez la Fayette pour revenir chez ma tante. Ni Livry, ni les promenades, ni ma jolie maison, tout cela ne m’est de rien : il faut pourtant que je coure à Livry un moment, car je n’en puis plus. Voilà comme la Providence partage les chagrins et les maux : après tout, les miens ne sont rien en comparaison de l’état où est ma pauvre tante. Ah ! noble indifférence, où êtes-vous ? Il ne faut que vous pour être heureuse, et sans vous tout est inutile : mais puisqu’il faut souffrir de quelque façon que ce soit, il vaut encore mieux souffrir par là que par les autres endroits. J’ai vu madame de Martel chez elle, et je lui ai dit tout ce que vous pouvez penser ; son mari lui a écrit des ravissements de votre beauté ; il est comblé de vos politesses, il vous loue et vous admire. Sa femme m’était venue chercher pour me montrer cette lettre ; je la trouvai enfin, et je vous acquittai de tout. Rien n’est plus romanesque que vos fêtes sur la mer, et vos festins dans le Royal- Louis, ce vaisseau d’une si grande réputation. Le véritable Louis est en chemin avec toute son armée ; les lettres ne disent rien de positif, par la raison qu’on ne sait point où l’on va. Il n’est plus question de Maestricht ; on dit qu’on va prendre trois places, l’une sur le Rhin, l’autre sur l’Yssel, et la troisième tout auprès ; je vous manderai leurs noms quand je les saurai. Rien n’est plus confus que toutes les nouvelles de l’armée : ce n’est pas faire sa cour que d’en mander, ni de se mêler de deviner et de raisonner. Les lettres sont plaisantes à voir : vous jugez bien que je passe ma vie avec des gens qui ont des fils assez bien instruits ; mais il est vrai que le secret est grand sur les intentions de Sa Majesté. L’autre jour, un homme de bonne maison[1] écrivait à un de ses amis : Je vous prie de me mander où nous allons, et si nous passerons VYssel, ou si nous assiégerons Maestricht. Vous pouvez juger par là des lumières que nous avons ici : je vous assure que le cœur est en presse. Vous êtes heureuse d’avoir votre cher mari en sûreté, qui n’a d’autre fatigue que de voir toujours votre chien de visage dans une litière vis-à-vis de lui : le pauvre homme[2] ! Il avait raison de monter quelquefois à cheval pour l’éviter : le moyen de le regarder si longtemps ! Hélas ! il me souvient qu’une fois, en revenant de Bretagne, vous étiez vis-à-vis de moi : quel plaisir ne sentais-je point de voir toujours cet aimable visage ! Il est vrai que c’était dans un carrosse ; il faut donc qu’il y ait quelque malédiction sur la litière.

Madame du Pui-du-Fou ne veut pas que je mène ma petite enfant : elle dit que c’est hasarder, et là-dessus je rends les armes : je ne voudrais pas mettre en péril sa petite personne ; je l’aime tout à fait ; je lui ai fait couper les cheveux ; elle est coiffée hurluberbu y cette coiffure est faite pour elle. Son teint, sa gorge, tout son petit corps est admirable ; elle fait cent petites choses, elle parle, elle caresse, elle bat, elle fait le signe de la croix, elle demande pardon, elle fait la révérence, elle baise la main, elle hausse les épaules, elle danse, elle flatte, elle prend le menton ; enfin elle est jolie de tout point ; je m’y amuse des heures entières ; je ne veux point que cela meure. Je vous disais l’autre jour : je ne sais point comme l’on fait pour ne point aimer sa fille.


  1. M. le Duc.
  2. Allusion à la pièce du Tartufe.