Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 102

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 229-230).

102. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, lundi 23 mai 1672.

Mon petit ami de la poste ne se trouva pas hier à l’arrivée du courrier, de sorte que mon laquais ne rapporta point mes lettres : elles sont par la ville ; je les attends à tous les moments, et j’espère les avoir avant que de faire mon paquet. Ce retardement me déplaît beaucoup ; mon petit nouvel ami m’en demande excuse, mais je ne lui pardonne pas. En attendant, ma fille, je m’en vais causer avec vous. J’ai vu ce matin M. de Marignanes[1] ; je l’ai pris pour M. de Maillanes ; je me suis embarrassée ; enfin, pour avoir plus tôt fait, je l’ai prié de me démêler ces deux noms. Il l’a fait en galant homme ; il a compris qu’il est très-possible que je me confonde ; il m’a remise : il est très-content de moi, et moi très-contente de lui. Il a vu votre fille ; il dit que son frère est beau comme un ange, et vous comme deux. Il admire votre esprit, votre personne ; il adore M. de Grignan.

Je dînai hier chez la Troche avec l’abbé Arnauld et madame de Valentiné : après-dîné nous eûmes le Camus, son fils, et Itier : cela fit une petite symphonie très-parfaite. Ensuite arrive mademoiselle de Grignan avec son écuyer, c’était Beaulleu ; sa gouvernante, c’était Hélène ; sa femme de chambre, c’était Marie ; son petit laquais, c’était Jaco, fils de sa nourrice ; et la nourrice avec ses habits des dimanches : c’est la plus aimable femme de village que j’aie jamais vue. Tout cela parut beaucoup : on les envoya dans le jardin, on les regarda fort : j’aime trop tout ce petit ménage-là. Madame du Pui-du-Fou m’a brouillé la tête, en ne voulant pas que je mène ma petite enfant ; car, après tout, les enfants de la nourrice ne me plaisent point auprès d’elle, et je connais dans son visage que jamais elle ne passera l’été ici, sans en mourir d’ennui. Mais, ma fille, il est question de partir : un jour nous disons, l’abbé et moi : Allons-nous-en ; ma tante ira jusqu’à l’automne : voilà qui est résolu. Le jour d’après, nous la trouvons si extrêmement bas, que nous nous disons : Il ne faut pas songer à partir, ce serait une barbarie : la lune de mai l’emportera. Et ainsi nous passons d’un jour à l’autre, avec le désespoir dans le cœur : vous comprenez bien cet état, il est cruel. Ce qui me ferait souhaiter d’être en Provence, ce serait afin d’être sincèrement affligée de la perte d’une personne qui m’a toujours été si chère ; et je sens que si je suis ici, la liberté qu’elle me donnera m’ôtera une partie de ma tendresse et de mon bon naturel. N’admirez-vous point la bizarre disposition des choses de ce monde, et de quelle manière elles viennent croiser notre chemin ? Ce qu’il y a de certain, c’est que, de quelque manière que ce puisse être, nous irons cet été à Grignan. Laissez-nous démêler toute cette trjste aventure, et soyez assurée que l’abbé et moi nous sommes plus près d’offenser la bienséance en partant trop tôt, que 1 amitié que nous avons pour vous, en demeurant sans nécessité. Voilà un billet de l’abbé Arnauld, qui vous apprendra les nouvelles. Son frère[2], en partant, le pria de me faire part de celles qu’il lui manderait : la première page est un ravaudage de rien pour choisir un jour, afin de dîner chez M. d’Harouïs : on fait du mieux qu’on peut à cet abbé Arnauld ; il n’est pas souvent à Paris[3], et l’on est aise d’obliger les gens de ce nom-là. Il me pria l’autre jour de lui montrer un morceau de votre style : son frère lui en a dit du bien. En le lui montrant, je fus surprise moi-même de la justesse de vos périodes : elles sont quelquefois harmonieuses ; votre style est devenu comme on le peut souhaiter, il est fait et parfait ; vous n’avez qu’à continuer, et vous bien garder de vouloir le rendre meilleur.

Voilà dix heures, il faut faire mon paquet : je n’ai point reçu votre lettre : j’ai passé à la poste, mon petit homme m’a fait beaucoup d’excuses ; mais je n’en suis pas plus riche ; ma lettre est entre les mains des facteurs, c’est-à-dire la mer à boire. Je la recevrai demain, et n’y ferai réponse que vendredi. Adieu, ma chère enfant ; vous dirai-je que je vous aime ? il me semblé que c’est une chose inutile, vous le croyez assurément. Croyez-le donc, ma chère enfant, et ne craignez point d’aller trop avant. Si je n’avais point le cœur triste, je vous porterais de jolies chansons : M. de Grignan les chanterait comme un ange. Je l’embrasse très-tendrement, et vous encore plus de mille fois.


  1. Joseph-Gaspard Couet, marquis de Marignanes-.
  2. M. de Pomponne.
  3. Il demeurait à Angers, auprès de son oncle Henri Arnauld, évêque d’Angers.