Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 113

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 245-247).

113. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, jeudi 2 novembre 1673.

Enfin, ma chère enfant, me voilà arrivée après quatre semaines de voyage, ce qui m’a pourtant moins fatiguée que la nuit que je viens de passer dans le meilleur lit du monde : je n’ai pas fermé les yeux, j’ai compté toutes les heures de ma montre ; et enfin, à la petite pointe du jour, je me suis levée : car que faire en un lit, a moins que l’on ne dorme [1] ? J’avais le pot au feu, c’était une oille et un consommé qui cuisaient séparément. Nous arrivâmes hier, jour de la Toussaint, bon jour, bonne œuvre ; nous descendîmes chez M. de. Coulanges : je ne vous dirai point mes faiblesses ni mes sottises en rentrant dans Paris : enfin je vis l’heure et le moment que je n’étais pas visible ; mais je détournai mes pensées, et je dis que le vent m’avait rougi le nez. Je trouve M. de Coulanges qui m’embrasse ; M. de Rarai, un moment après ; madame de Coulanges, mademoiselle de Méri, un autre moment après : arrivent ensuite madame de Sansei, madame de Bagnols, M. l’archevêque de Reims (M. le Tellier), tout transporté d’amour pour le coadjuteur ; un autre moment après, madame de la Fayette, M. de la Rochefoucauld, madame Scarron, d’Hacqueville, la Garde, l’abbé de Grignan, l’abbé Têtu : vous voyez, d’où vous êtes, tout ce qui se dit, et la joie qu’on témoigne ; et madame de Grignan ? et votre voyage ? et tout ce qui n’a point de liaison ni de suite. Enfin on soupe, on se sépare, et je passe cette belle nuit. Ce matin, à neuf heures, la Garde, l’abbé de Grignan, Brancas, d’Hacqueville, sont entrés dans ma chambre pour ce qui s’appelle raisonner pantoufle. Premièrement, je vous dirai que vous ne sauriez trop aimer Brancas, la Garde et d’Hacqueville ; pour l’abbé de Grignan, cela s’en va sans dire. J’oubliais de vous mander qu’hier au soir, avant toutes choses, je lus vos quatre lettres des 15, 18, 22 et 25 octobre : je sentis tout ce que vous expliquez si bien ; mais puis-je assez vous remercier ni de votre bonne et tendre amitié, dont je suis très-convaincue, ni du soin que vous prenez de me parler de toutes vos affaires ? Ah ! ma fille, c’est une grande justice, car rien au monde ne me tient tant au cœur que tous vos intérêts, quels qu’ils puissent être : vos lettres sont ma vie, en attendant mieux.

J’admire que le petit mal de M. de Grignan ait prospéré au point que vous me le mandez, c’est-à-dire qu’il faut prendre garde en Provence au pli de sa chaussette ; je souhaite qu’il se porte bien et que la fièvre le quitte, car il faut mettre flamberge au vent : je hais fort cette petite guerre[2].

Je reviens à vos trois hommes, que vous devez aimer très-solidement : ils n’ont tous que vos affaires dans la tête ; ils ont trouvé à qui parler, et notre conférence a duré jusqu’à midi. La Garde m’assure fort de l’amitié de M. de Pomponne : ils sont tous contents de lui. Si vous me demandez ce qu’on dit à Paris, et de quoi il est question, je vous dirai que l’on n’y parle que de M. et madame de Grignan, de leurs affaires, de leurs intérêts, de leur retour ; enfin jusqu’ici je ne me suis pas aperçue qu’il s’agisse d’autres choses. Les bonnes têtes vous diront ce qu’il leur semble de votre retour ; je ne veux pas que vous m’en croyiez, croyez-en M. de la Garde. Nous avons examiné combien de choses doivent vous obliger de venir rajuster ce qu’a dérangé votre bon ami[3] et envers le maître et envers tous les principaux ; enfin il n’y a point de porte où il n’ait heurté, et rien qu’il n’ait ébranlé par ses discours, dont le fond est du poison chamarré d’un faux agrément : il sera bon même de dire tout haut que vous venez, et vous l’y trouverez peut-être encore, car il a dit qu’il reviendra ; et c’est alors que M. de Pomponne et tous vos amis vous attendent pour régler vos allures à l’a venir : tant que vous serez éloignée, vous leur échapperez toujours ; et, en vérité, celui qui parle ici a trop d’avantage sur celui qui ne dit mot. Quand vous irez à Orange, c’est-à-dire M. de Grignan, écrivez à M. de Louvois l’état des choses, afin qu’il n’en soit point surpris. Ce siège d’Orange me déplaît par mille raisons. J’ai vu tantôt M. de Pomponne, M. de Bezons, madame d’Huxelles, madame de Villars, l’abbé de Pontcarré, madame de Rarai ; tout cela vous fait mille compliments, et vous souhaite. Enfin croyez-en la Garde ; voilà tout ce que j’ai à vous dire. On ne vous conseilla point’ ici d’envoyer des ambassadeurs, on trouve qu’il faut M. de Grignan et vous : on se moque de la raison de la guerre. M. de Pomponne a dit à d’Hacqueville que les affaires ne se démêleraient pas en Provence, et que quelquefois on a la paix lorsqu’on parle le plus de la guerre.

Despréaux a été avec Gourville voir M. le Prince. M. le Prince voulut qu’il vît son armée. Eh bien ! qu’en dites-vous, dit M. le Prince ? Monseigneur, dit Despréaux, je crois qu’elle sera fort bonne quand elle sera majeure. C’est que le plus âgé n’a pas dix-huit ans.

La princesse de Modène[4] était sur mes talons à Fontainebleau ; elle est arrivée ce soir ; elle loge à l’Arsenal. Le roi viendra la voir demain ; elle ira voir la reine à Versailles, et puis adieu.


  1. Allusion à ces vers de la fable du Lièvre et les Grenouilles :
    Un lièvre eu son gîte songeait.
    Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?
    La Fontaine, liv. II, fable xiv.
  2. Il s’agissait du siège d’Orange.
  3. Contre-vérité ; c’est de l’évêque de Marseille qu’il est question.
  4. Marie d’Esté, qui allait épouser le duc d’York, frère de Charles II, roi d’Angleterre.