Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 114

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 247-250).

114. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, lundi 27 novembre 1673.

Votre lettre, ma chère fille, me paraît d’un style triomphant : vous aviez votre compte quand vous me l’avez écrite ; vous aviez gagné vos petits procès ; vos ennemis paraissaient confondus ; vous aviez vu partir votre mari à la tête d’un drapello eletto ; vous espériez un bon succès d’Orange. Le soleil de Provence dissipe au moins à midi les plus épais chagrins, enfin votre humeur est peinte dans votre lettre : Dieu vous maintienne dans cette bonne disposition ! Vous avez raison de voir, d’où vous êtes, les choses comme vous les voyez ; et nous avons raison aussi de les voir d’ici comme nous les voyons. Vous croyez avoir l’avantage : nous le souhaitons autant que vous, et en ce cas nous disons qu’il ne faut aucun accommodement ; mais, supposé que l’argent, que nous regardons comme une divinité à laquelle on ne résiste point, vous fit trouver du mécompte dans votre calcul, vous m’avouerez que tous les expédients vous paraîtraient bons comme ils nous le paraissaient. Ce qui fait que nous ne pensons pas toujours les mêmes choses, c’est que nous sommes loin ; hélas ! nous sommes très-loin : ainsi l’on ne sait ce qu’on dit ; mais il faut se faire honneur réciproquement de croire que chacun dit bien selon son point de vue ; que si vous étiez 101, vous diriez comme nous, et que si nous étions là, nous aurions toutes vos pensées. Il y a bien des gens en ce pays qui sont curieux de savoir comment vous sortirez de votre syndicat ; mais je dis encore vrai quand je vous assure que la perte de cette pe« tite bataille ne ferait pas ici le même effet qu’en Provence. Nous disons en tous lieux et à propos tout ce qui se peut dire, et sur la dépense de M. de Grignan, et sur la manière dont il sert le roi, et comme il est aimé : nous n’oublions rien ; et pour des tons naturels, et des paroles rangées, et dites assez facilement, sans vanité, nous ne céderons pas à ceux qui font des visites le matin aux flambeaux[1]. Mais cependant M. de la Garde ne trouve rien de si nécessaire que votre présence. On parle d’une trêve ; soyez en repos sur la conduite de ceux qui sauront demander votre congé. Je comprends les dépenses de ce siège d’Orange : j’admire les inventions que le démon trouve pour vous faire jeter de l’argent ; j’en suis plus affligée qu’une autre ; car, outre toutes les raisons de vos affaires, j’en ai une particulière pour vous souhaiter cette année : c’est que le bon abbé veut rendre le compte de ma tutelle, et c’est une nécessité que ce soit aux enfants dont on a été tutrice. Mon fils viendra, si vous venez : voyez, et jugez vous-même du plaisir que vous me ferez. Il y a de l’imprudence à retarder cette affaire, le bon abbé peut mourir, je ne saurais plus par où m’y prendre, et je serais abandonnée pour le reste de ma vie à la chicane des Bretons. Je ne vous en dirai pas davantage : jugez de mon intérêt, et de l’extrême envie que j’ai de sortir d’une affaire aussi importante. Vous avez encore le temps de finir votre assemblée ; mais ensuite je vous demande cette marque de votre amitié, afin (me je meure en repos. Je laisse à votre bon cœur cette pensée à digérer. Toutes les filles de la reine furent chassées hier, on ne sait pourquoi. On soupçonne qu’il y en a une qu’on aura voulu ôter, et que pour brouiller les espèces on a fait tout égal. Mademoiselle de Coëtlogon[2] est avec madame de Richelieu ; la Mothe[3] avec la maréchale ; la Marck[4] avec madame de Crussol ; Ludres et Dampierre[5] retournent chez Madame ; du Rouvroi[6] avec sa mère, qui s’en va chez elle ; Lannoi[7] se mariera, et paraît contente ; Théobon[8] apparemment ne demeurera pas sur le pavé. Voilà ce qu’on sait jusqu’à présent.

J’ai fait voir votre lettre à mademoiselle de Méri ; elle est toujours languissante. J’ai fait vos compliments à tous ceux que vous me marquez. L’abbé Têtu est fort content de ce que vous me dites pour lui ; nous soupons souvent ensemble. Vous êtes très-bien avec l’archevêque de Reims. Madame de Coulanges n’est pas fort bien avec le frère de ce prélat (M. de Louvois) ; ainsi ne comptez pas sur ce chemin-là pour aller à lui. Brancas vous est tout acquis. Vous êtes toujours tendrement aimée chez madame de Villars. Nous avons enfin vu, la Garde et moi T votre premier président ; c’est un homme très-bien fait, et d’une physionomie agréable. Besons dit : C’est un beau mâtin, s’il voulait mordre. Il nous reçut très-civilement : nous lui fîmes les compliments de M. de Grignan et les vôtres. Il y a des gens qui disent qu’il tournera casaque, et qu’il vous aimera au lieu d’aimer l’évêque, te flux les amena, le reflux les emmène. Ne vous ai-je point mandé que le chevalier de Buous[9] est ici ? Je le croyais je ne sais où ; je fus ravie de l’embrasser ; il me semble qu’il vous est plus proche que les autres. Il vient de Brest : il a passé par Vitré ; il a eu un dialogue admirable avec Hahuel ; il lui demanda ce que c’était que M. de Grignan, et qui j’étais. Rahuel disait : « Ce M. de Grignan, c’est un homme de grande condition : il est le premier de la Provence ; mars il y a bien loin d’ici. Madame aurait bien mieux fait de marier mademoiselle auprès de Rennes. » Le chevalier se divertissait fort. Adieu, ma très-aimable, je suis à vous : cette vérité est avec celle de deux et deux font quatre.


  1. Sarcasme dirigé contre l’évêque de Marseille, qui allait solliciter de grand matin contre M. de Grignan.
  2. Depuis marquise de Cavoie.
  3. Depuis duchesse de la Ferté.
  4. Depuis comtesse de Lannion.
  5. Mademoiselle de Dampierre fut depuis comtesse de Moreuil.
  6. Depuis comtesse de Saint-Vallier.
  7. Depuis marquise de Montrevel.
  8. Depuis comtesse de Beuvron.
  9. Capitaine de vaisseau, et cousin germain de M. de Grignan