Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 132

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 281-282).

132. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.[modifier]

À Paris, le 6 août 1675.

Je ne vous parle plus du départ de ma fille, quoique j’y pense toujours, et que je ne puisse jamais bien m’ accoutumer à vivre sans elle : mais ce chagrin ne doit être que pour moi. Vous me demandez où je suis, comment je me porte, et à quoi je m’amuse. Je suis-à Paris, je me porte bien, et je m’amuse à des bagatelles. Mais ce style est un peu laconique, je veux l’étendre. Je serais en Bretagne, où j’ai mille affaires, sans les mouvements de cette province, qui la rendent peu sûre. Il y va six mille hommes commandés par M. de Forbin. La question est de savoir l’effet de cette punition. Je l’attends ; et si le repentir prend à ces mutins, et qu’ils rentrent dans leur devoir, je reprendrai le fil de mon voyage, et j’y passerai une partie de l’hiver.

J’ai bien eu des vapeurs ; et cette belle santé, que vous avez vue si triomphante, a reçu quelques attaques dont je me suis trouvée humiliée, comme si j’avais reçu un affront.

Pour ma vie, vous la connaissez aussi. On la passe avec cinq ou six amies dont la société plaît, et à mille devoirs à quoi on est obligée, et ce n’est pas une petite affaire. Mais ce qui me fâche, c’est qu’en ne faisant rien les jours se passent, et l’on vieillit, et l’on meurt. Je trouve cela bien mauvais. La vie est trop courte : à peine avons-nous passé la jeunesse, que nous nous trouvons dans la vieillesse. Je voudrais qu’on eût cent ans d’assurés, et le reste dans l’incertitude. Ne le voulez-vous pas aussi, mon cousin ? Mais comment pourrions-nous faire ? Ma nièce sera de mon avis, selon le bonheur ou le malheur qu’elle trouvera dans son mariage : elle nous en dira des nouvelles, où elle ne nous en dira pas. Quoi qu’il en soit, je sais bien qu’il n’y a point de douceur, de commodité, ni d’agrément, que je ne lui souhaite dans ce changement de condition. J’en parle quelquefois avec ma nièce la religieuse ; je la trouve très-agréable, et d’une sorte d’esprit qui fait fort bien souvenir de vous. Selon moi, je ne puis la louer davantage.

Au reste, vous êtes un très-bon almanach : vous avez prévu en homme du métier tout ce qui est arrivé du côté de l’Allemagne ; mais vous n’avez pas vu la mort de M. de ïurenne, ni ce coup de

21. canon tiré au hasard, qui le prend seul entre dix ou douze. Pour moi, qui vois en tout la Providence, je vois ce canon chargé de toute éternité[1]. Je vois que tout y conduit M. de Turenne, et je n’y trouve rien de funeste pour lui, en supposant sa conscience en bon état. Que lui faut-il ? Il meurt au milieu de sa gloire. Sa réputation ne pouvait plus augmenter ; il jouissait même en ce moment du plaisir de voir retirer les ennemis, et voyait le fruit de sa conduite depuis trois mois. Quelquefois, à force de vivre, l’étoile pâlit. Il est plus sûr de couper dans le vif, principalement pour les héros, dont toutes les actions sont si observées. Si le comte d’Harcourt fut mort après la prise des îles Sainte-Marguerite ou le secours de Casai, et le maréchal du Plessis-Praslin après la bataille de Rhetel, n’auraient-ils pas été plus glorieux ? M. de Turenne n’a point senti la mort ; comptez-vous encore cela pour rien ? Vous savez la douleur générale pour cette perte, et les huit maréchaux de France nouveaux.

Vaubrun a été tué à ce dernier combat, qui comble M. de LOrges de gloire ; il en faut voir la fin. Nous sommes toujours transis de peur, jusqu’à ce que nous sachions si nos troupes ont repassé le Rhin. Alors, comme disent les soldats, nous serons pêle-mêle, la rivière entre deux. La pauvre Madelonne[2] est dans son château de Provence. Quelle destinée ! Providence ! Providence ! Adieu, mon cher comte ; adieu, ma très-chère nièce. Je fais mille amitiés à M. et à madame de Toulongeon. Je l’aime fort, cette petite comtesse. Je ne fus pas un quart d’heure à Montelon, que nous étions comme si nous nous fussions connues toute notre vie ; c’est qu’elle a de la facilité dans l’esprit, et que nous n’avions point de temps à perdre. Mon fils est demeuré en Flandre ; il n’ira point en Allemagne. J’ai pensé à vous mille fois depuis tout ceci ; adieu.


  1. On aime à remarquer qu’elle avait senti la beauté de cette expression, et se plaisait à s’en parer devant plus d’un ami.
  2. Madame de Grignan. Sa mère lui donnait souvent ce nom.