Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 133

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 282-284).

133. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 9 août 1675.

Comme je ne vous écrivis qu’un petit billet mercredi, j’oubliai plusieurs choses que j’avais à vous dire. M. Boucherat me manda lundi au soir que M. le coadjuteur avait fait merveilles à une conférence à Saint-Germain, pour les affaires du clergé. M. de Condom et M. d’Agen me dirent la même chose à Versailles : je suis persuadée qu’il fera aussi bien à sa harangue au roi : ainsi il faudra toujours le louer.

Voilà donc nos pauvres amis qui ont repassé le Rhin fort heureusement, fort à loisir, et après avoir battu les ennemis; c’est une gloire bien complète pour M. de Lorges. Nous avions tous bien envie que le roi lui envoyât le bâton après une si belle action , et si utile, dont il a seul tout l’honneur. Il a eu un cheval tué sous lui d’un coup de canon , qui lui passa entre les jambes : il était à cheval sur un coup de canon : la Providence avait bien donné sa commission à celui-là , aussi bien qu’aux autres, Nous avons perdu Vaubrun dans cette action, et peut-être M. de Montlaur, frère du prince d’Harcourt, votre cousin germain. La perte des ennemis a été grande ; ils ont eu , de leur aveu , quatre mille hommes de tués ; nous n’en avons perdu que sept ou huit cents. Le duc de Sault et le chevalier de Grignan se sont distingués à la tête de leur cavalerie : les Anglais surtout ont fait des choses romanesques : enfin voilà un grand bonheur. On dit que Montecuculli 1 , après avoir envoyé témoigner à M. de Lorges la douleur qu’il avait de la perte d’un si grand capitaine, lui manda qu’il lui laisserait repasser le Rhin, et qu’il ne voulait point exposer sa réputation à la rage d’une armée furieuse, et à la valeur des jeunes Français, à qui rien ne peut résister dans leur première impétuosité. En effet , le combat n’a point été général, et les troupes qui nous ont attaqués ont été défaites. Plusieurs courtisans, que je n’ose nommer par prudence, se sont signalés pour parler au roi de M. de Lorges, et des raisons sans conséquence qui devaient le faire maréchal de France tout à l’heure; mais elles ont été inutiles. Il a seulement le commandement d’Alsace, et vingt-cinq mille livres de pension qu’avait Vaubrun. Ha! ce n’était point cela qu’il voulait. M. le comte d’Auvergne 2 a la charge de colonel général de la cavalerie , et le gouvernement du Limousin. Le cardinal de Bouillon est très-affligé.

Notre bon cardinal a encore écrit au pape, disant qu’il ne peut s’empêcher d’espérer que quand Sa Sainteté aura vu les raisons qui sont dans sa lettre, elle se rendra à ses très-humbles prières : mais nous croyons que le pape infaillible , et qui ne fait rien d’inutile , ne lira seulement pas ses lettres , ayant fait sa réponse par avance, comme notre petit ami que vous connaissez.

1 Généralissime des armées de l’empereur.

2 Neveu de Turenne. Parlons un peu de M. de Turenne ; il y a longtemps que nous n’en avons parlé. JN’admirez-vous point que nous nous trouvions heureux d’avoir repassé le Rhin, et que ce qui aurait été un dégoût, s’il était au monde, nous paraisse une prospérité, parce que nous ne l’avons plus ? Voyez ce que fait la perte d’un seul homme. Écoutez, je vous prie, une chose qui est à mon sens fort belle : il me semble que je lis l’histoire romaine. Saint-Hilaire, lieutenant général de l’artillerie, fit donc arrêter M. de Turenne qui avait toujours galopé, pour lui faire voir une batterie ; c’était comme s’il eût dit : Monsieur, arrêtez-vous un peu, car c’est ici que vous devez être tué. Le coup de canon vient donc, et emporte le bras de Saint-Hilaire qui montrait cette batterie, et tue M. de Turenne : le fils de Saint-Hilaire se jette à son père, et se met à crier et à pleurer. Taisez-vous, mon enfant, lui dit-il ; voyez, en lui montrant M. de Turenne roide mort, voilà ce qu’il faut pleurer éternellement, voilà ce qui est irréparable. Et, sans faire nulle attention sur lui, se met à crier et à pleurer cette grande perte. M. de la Rochefoucauld pleure lui-même, en admirant la noblesse de ce sentiment.

Le gentilhomme de M. de Turenne, qui était retourné et qui est revenu, dit qu’il a vu faire des actions héroïques au chevalier de Grignan ; qu’il a été jusqu’à cinq fois à la charge, et que sa cavalerie a si bien repoussé les ennemis, que ce fut cette vigueur extraordinaire qui décida du combat. M. de Boufflers et le duc de Sault ont fort bien fait aussi ; mais surtout M. de Lorges, qui parut neveu du héros dans cette occasion. Je reviens au chevalier de Grignan, et j’admire qu’il n’ait pas été blessé, à se mêler comme il a fait, et à essuyer tant de fois le feu des ennemis. Le duc de Villeroi ne se peut consoler de M. de Turenne ; il écrit que la fortune ne peut plus lui faire de mal, après lui avoir fait celui de lui ôter le plaisir d’être aimé et estimé d’un tel homme ; il venait de rhabiller à ses dépens tout un régiment anglais, et l’on n’a trouvé que neuf cents francs dans sa cassette. Son corps est porté à Turenne : plusieurs de ses gens et même de ses amis l’ont suivi. M. le duc de Bouillon est revenu ; le chevalier de Coislin, parce qu’il est malade ; mais le chevalier de Vendôme, à la veille du combat : voilà sur quoi on crie ; et toute la beauté de madame de Lu(1res ne l’excuse point.