Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 135

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 286-289).

135. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 16 août 1675.

Je voudrais mettre tout ce que vous m’écrivez de M. de Turenne dans une oraison funèbre : vraiment votre style est d’une énergie et d’une beauté extraordinaire ; vous étiez dans les bouffées d’éloquence que donne l’émotion delà douleur. Ne croyez point, ma fille, que son souvenir soit déjà fini dans ce pays-ci ; ce fleuve qui entraîne tout, n’entraîne pas sitôt une telle mémoire, elle est consacrée à l’immortalité. J’étais l’autre jour chez M. de la Rochefoucauld avec madame de Lavardin, madame de la Fayette et M. de Marsillac. M. le Premier y vint : la conversation dura deux heures sur les divines qualités de ce véritable héros : tous les yeux étaient baignés de larmes, et vous ne sauriez croire comme la douleur de sa perte était profondément gravée dans les cœurs : vous n’avez rien par-dessus nous que le soulagement de soupirer tout haut et d’écrire son panégyrique. Nous remarquions une chose, ' c’est que ce n’est pas depuis sa mort que l’on admire la grandeuï de son cœur !, l’étendue de ses lumières et l’élévation de son âme ; tout le monde en était plein pendant sa vie ; et vous pouvez penser ce que fait sa perte par-dessus ce qu’on était déjà ; enfin ne croyez point que cette mort soit ici comme celle des autres. Vous pouvez eu parler tant qu’il vous plaira, sans croire que la dose de votre douleur l’emporte sur la nôtre. Pour son âme, c’est encore un miracle qui vient de l’estime parfaite qu’on avait pour lui ; il n’est pas tombé dans la tête d’aucun dévot qu’elle ne fût pas en bon état : on ne saurait comprendre que le mal et le péché pussent être dans son cœur ; sa conversion si sincère nous a paru comme un baptême ; chacun conte l’innocence de ses mœurs-, la pureté de ses intentions, son humilité éloignée de toute sorte d’affectation, la solide gloire dont il était plein sans faste et sans ostentation, aimant la vertu pour elle-même, sans se soucier de l’approbation des hommes ; une charité généreuse et chrétienne. Vous ai-je dit comme il rhabilla ce régiment anglais ? il lui en coûta quatorze mille francs, et il resta sans argent. Les Anglais ont dit à M. de Lorges qu’ils achèveraient de servir cette campagne, pour venger la mort de M. de Turenne ; mais qu’après cela ils se retireraient, ne pouvant obéir à d’autres que lui. Il y avait de jeunes soldats qui s’impatientaient un peu dans les marais, où ils étaient dans l’eau jusqu’aux genoux ; et les vieux soldats leur disaient : « Quoi ! « vous vous plaignez ! on voit bien que vous ne connaissez pas « M. de Turenne. Il est plus fâché que nous quand nous sommes « mal ; il ne songe, à l’heure qu’il est, qu’à nous tirer d’ici ; il « veille quand nous dormons ; c’est notre père ; on voit bien que « vous êtes jeunes : » et ils les rassuraient ainsi. Tout ce que je vous mande est vrai : je ne me charge point des fadaises dont on croit faire plaisir aux gens éloignés ; c’est abuser d’eux, et je choisis bien plus ce que je vous écris que ce que je vous dirais, si vous étiez ici. Je reviens à son âme : c’est donc une chose à remarquer que nul dévot ne s’est avisé de douter que Dieu ne l’eût reçue à bras ouverts, comme une des plus belles et des meilleures qui soient jamais sorties de ses mains. Méditez sur cette confiance générale de son salut, et vous trouverez que c’est une espèce de miracle qui n’est que pour lui ; enfin personne n’a osé douter de son repos éternel. Vous verrez dans les nouvelles les effets de cette grande perte.

Le roi a dit d’un certain homme dont vous aimiez assez l’absence cet hiver, qu’il n’avait ni cœur, ni esprit ; rien que cela. Mme de Rohan, avec une poignée de gens, a dissipé et fait fuir les mutins qui s’étaient attroupés dans son duché de Rohan. Les troupes sont à Nantes, commandées par Forbin ; car de Vins est toujours subalterne. L’ordre de Forbin est d’obéir à M. de Chaulnes ; mais comme ce dernier est dans son Fort-Louis, Forbin avance et commande toujours. Vous entendez bien ce que c’est que ces sortes d’honneurs en idée, que l’on laisse sans action à ceux qui commandent. M. de Lavardin avait fort demandé le commandement ; il a été à la tête d’un vieux régiment[1], et prétendait que cet honneur lui était dû ; mais il n’a pas eu contentement. On dit que nos mutins demandent pardon ; je crois qu’on leur pardonnera moyennant quelques pendus. On a ôté M. de Chamillard, qui était odieux à la province, et l’on a donné pour intendant de ces troupes M. de Marillac, qui est fort honnête homme. Ce ne sont plus ces désordres qui m’empêchent de partir, c’est autre chose que je ne veux pas quitter ; je n’ai pu même aller à Livry, quelque envie que j en aie ; il faut prendre le temps comme il vient : on est assez aise d’être au milieu des nouvelles, dans ces terribles temps.

Écoutez, je vous prie, encore un mot de M. de Turenne. Il avait fait connaissance avec un berger qui savait très-bien les chemins et le pays ; il allait seul avec lui, et faisait poster ses troupes selon la connaissance que cet homme lui donnait : il aimait ce berger, et le trouvait d’un sens admirable ; il disait que le colonel Bec était venu comme cela, et qu’il croyait que ce berger ferait sa fortune comme lui. Quand il eut fait passer ses troupes à loisir, il se trouva content, et dit à M. de Roye (son beau-frère) : « Tout de bon, il me semble que cela n’est pas trop mal ; et je crois que M. de Montecuculli trouverait assez bien ce que l’on vient de faire. » Il est vrai que c’était un chef-d’œuvre d’habileté. Madame de Villars a vu une autre relation depuis le jour du combat, où l’on dit que, dans le passage du Rhin, le chevalier de Grignan fit encore des merveilles de valeur et de prudence : Dieu le conserve ! car le courage de M. de Turenne semble être passé à nos ennemis : ils ne trouvent plus rien d’impossible. Depuis la défaite du maréchal de Créqui, M. de la Feuillade a pris la poste, et s’en est venu droit à Versailles, où il surprit le roi, et lui dit : « Sire, les uns font venir leurs femmes (c’est Rochefort), les autres les viennent voir : pour moi, je viens voir une « heure Votre Majesté, et la remercier mille et mille fois ; je ne « verrai que Votre Majesté, car ce n’est qu’à elle que je dois « tout. » Il causa assez longtemps, et puis prit congé, et dit : « Sire, je m’en vais ; je vous supplie de faire mes compliments « à la reine, à M. le Dauphin, à ma femme et à mes enfants, » et s’en alla remonter à cheval ; et, en effet, il n’a vu âme vivante. Cette petite équipée a fort plu au roi, qui a raconté, en riant, comme il était chargé des compliments de M. de la Feuillade. Il n’y a qu’à être heureux, tout réussit.


  1. Du régiment do Navarre, l’un des six vieux.