Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 136

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 289-291).

136. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Livry, mercredi 21 août 1675.

En vérité, ma fille, vous devriez bien être ici avec moi ; j’y suis venue ce matin toute seule, fatiguée et lasse de Paris, au point de n’y pouvoir pas durer. Notre abbé est demeuré pour quelques affaires ; pour moi, je n’en ai point jusqu’à samedi. Me voilà donc pour ces trois jours en paix et en repos ; je prends demain ma troisième médecine ; je marcherai beaucoup : je m’imagine que j’en ai besoin. Je penserai extrêmement à vous, pour ne pas dire continuellement ; il n’y a ni lieu ni place qui ne me fasse souvenir que nous y étions ensemble il y a un an. Quelle différence, bon Dieu ! Il m’est doux de penser à vous ; mais l’absence jette une certaine iimertume qui serre le cœur : ce sera pour ce soir la noirceur des pensées. Je me fais un plaisir de vous entretenir dans ce petit cabinet que vous connaissez ; rien ne m’interrompt.

J’ai laissé M. de Coulanges bien en peine de M. de Sanzei. Pour M. de la Trousse, depuis mes chers romans, je n’ai rien vu de si parfaitement heureux que lui. N’avez-vous point vu un prince qui se bat jusqu’à l’extrémité ? Un autre s’avance pour voir qui peut faire une si grande résistance : il voit l’inégalité du combat, il en est honteux ; il écarte ses gens : il demande pardon à ce vaillant homme, qui lui rend son épée, à cause de son honnêteté, et. qui sans lui ne l’eût jamais rendue ; il le fait son prisonnier ; il le reconnaît pour un de ses amis, du temps qu’ils étaient tous deux à la cour d’Auguste ; il traite son prisonnier comme son propre frère, il le loue de son extrême valeur ; mais il me semble que le prisonnier soupire ; je ne sais s’il n’est point amoureux : je crois qu’on lui permettra de revenir sur sa parole ; je ne vois pas bien où la princesse l’attend ; et voilà toute l’histoire.

Quand je vous mande des nouvelles, comptez que je les tiens de gens bien informés ; mais ils ne veulent jamais être cités pour les moindres bagatelles. Il y en a d’autres dont je ne prends jamais les nouvelles. Voulez-vous savoir ce que les valets de chambre ont écrit ? Vous devinerez d’abord que ceci vient de l’endroit où vous savez qu’on s’amuse des lettres ridicules. L’un fait inventaire de ce qu’il a perdu, comme son étui, sa tasse, son buffle, son caudebec. « C’était, dit-il, un désordre du diable ; ma foi, si j’avais été « général, cela ne serait pas arrivé. » Un autre dit : « Nous avons « été joliment téméraires ; nous n’étions que sept mille hommes, « nous en avons attaqué vingt-six-mille ; aussi faut voir comme « nous avons été frottés. » Un autre dit : « Nous nous sommes sauvés le plus diligemment que nous avons pu ; et si nous n’avons pas « laissé d’avoir grand’peur. » Il faut avoir, mon enfant, un étrange loisir pour vous conter toutes ces sottises.

Vous parlez si dignement du cardinal de Retz et de sa retraite, que pour cela seul vous seriez digne de son estime et de son amitié. Je vois des gens qui disent qu’il devrait venir à Saint-Denis, et ce sont ceux-là même qui trouveraient le plus à redire, s’il y venait. On voudrait, à quelque prix que ce fût, ternir la beauté de son action ; mais j’en défie la plus fine jalousie. Ce que vous dites de M. de Turenne mérite d’entrer dans son panégyrique : le cardinal de Bouillon en aura le plaisir ou le déplaisir, car je suis bien sûre qu’il ne lira point cet endroit de votre lettre sans pleurer. Depuis la mort du héros de la guerre, celui du bréviaire s’est retiré à Commerci ; il n’y avait plus de sûreté à Saint-Mihiel. Le premier président de la cour des aides a une terre en Champagne ; son fermier lui vint signifier l’autre jour, ou de la rabaisser considérablement, ou de rompre le bail qui en fut fait il y a deux ans : on lui demande pourquoi, on dit que ce n’est point la coutume ; il répond que, du temps de M. de Turenne, on pouvait recueillir avec sûreté, et compter sur les terres de ce pays-là ; mais que, depuis sa mort, tout le monde quittait, croyant que les ennemis vont entrer en Champagne. Voilà des choses simples et naturelles qui font son éloge aussi magnifiquement que les Fléchier et les Mascaron. Ne nie parlez point tant de vous aller voir ; vous me détournez de la pensée de tous mes tristes devoirs : si j’en croyais mon cœur J’enverrais paître toutes mes petites affaires, et je m’en irais à Grignan. Oh ! avec quelle joie je planterais tout là ! et pour quatre jours qu’on a à vivre, je vivrais à ma mode, et je suivrais mon inclination : quelle folie de se contraindre pour des routines de devoirs et d’affaires ! Eh, bon Dieu ! qui en sait gré ? Je ne suis que trop dans toutes ces pensées ; la règle n’est plus, à mon grand regret, que dans toutes mes actions ; car, pour mes discours, ils ont pris l’essor, et je me tire au moins de la contrainte d’approuver tout ce que je fais. Vos affaires règlent ma vie présentement, c’est tout ce qui me console. Je m’en vais courir en Bretagne pendant les vacances, et je serai de retour au mois de novembre, pour m’abandonner à toute la chicane que me prépare l’infidélité de M. de Mirepoix.

Dépit mortel, juste courroux.

Je m’abandonne à vous.