Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 138

La bibliothèque libre.
Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 293-297).

138. — DE Mme DE SE VIGNE À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 28 août 1675.

Si l’on pouvait écrire tous les jours, je m’en accommoderais fort bien ; je trouve même quelquefois le moyen de le faire, quoique mes lettres ne partent pas, mais le plaisir d’écrire est uniquement pour vous ; car, à tout le reste du monde, on voudrait avoir écrit, et c’est parce qu’on le doit. Vraiment, ma fille, je m’en vais bien encore vous parler de M. de Turenne. Madame d’Elbeuf[1], qui demeure pour quelques jours chez le cardinal de Bouillon, me pria hier de dîner avec eux deux, pour parler de leur affliction : madame de la Fayette y vint : nous fîmes bien précisément ce que nous avions résolu ; les yeux ne nous séchèrent pas. Madame d’Elbeuf avait un portrait divinement bien fait de ce héros, dont tout le train était arrivé à onze heures : tous ces pautres gens étaient en larmes, et déjà tout habillés de deuil ; il vint trois gentilshommes qui pensèrent mourir en voyant ce portrait ; c’étaient des cris qui faisaient fendre le cœur ; ils ne pouvaient prononcer une parole ; ses valets de chambre, ses laquais, ses pages, ses trompettes, tout était fondu en larmes, et faisait fondre les autres. Le premier qui fut en état de parler répondit à nos tristes questions : nous nous fîmes raconter sa mort. Il voulait se confesser, et en se cachotant il avait donné ses ordres pour le soir, et devait communier le lendemain dimanche, qui était le jour qu’il croyait donner la bataille. Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé ; et comme il avait bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller, et dit au petit d’Elbeuf : « Mon neveu, demeurez là ; vous ne faites que tourner autour de « moi, vous me feriez reconnaître. » M. d’Hamilton, qui se trouva près de l’endroit où il allait, lui dit : « Monsieur, venez par ici ; on <« tire du côté où vous allez. — Monsieur, lui dit-il, vous avez raison ; je ne veux point du tout être tué aujourd’hui ; cela sera le « mieux du monde. » Il eut à peine tourné son cheval, qu’il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit : « Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer « là. » M. de ïurenne revint ; et dans l’instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassé du même coup qui emporta le bras et la main qui tenaient le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardait toujours, ne le voit point tomber ; le cheval l’emporte où il avait laissé le petit d’Elbeuf ; il n’était point encore tombé ; mais il était penché le nez sur l’arçon : dans ce moment, le cheval s’arrête ; le héros tombe entre les bras de ses gens ; il ouvre deux fois deux grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais : songez qu’il était mort, et qu’il avait une partie du cœur emportée. On crie, on pleure ; M. d’Hamilton fait cesser le bruit et ôter le petit d’Elbeuf, qui s’était jeté sur le corps, qui ne voulait pas le quitter, et se pâmait de crier. On couvre le corps d’un manteau, on le porte dans une haie ; on le garde à petit bruit ; un carrosse vient, on l’emporte dans sa tente : ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye et beaucoup d’autres, pensèrent mourir de douleur ; mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu’on avait sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisaient le véritable deuil : tous les officiers avaient pourtant des écharpes de crêpe ; tous les tambours en étaient couverts ; ils ne battaient qu’un coup ; les piques traînantes et les mousquets renversés : mais ces cris de toute une armée ne se peuvent pas représenter, sans que l’on eu soit tout ému. Ses deux neveux étaient à cette pompe, dans l’état que vous pouvez penser. M. de Roye tout blessé s’y fit porter ; car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier {de Griquan) était bien abîmé de douleur. Quand ce corps a quitté son armée, c’a été encore une autre désolation : et partout où il a passé on n’entendait que des clameurs : mais à Langres ils se sont surpassés ; ils allèrent au-devant de lui en habits de deuil au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple ; tout le clergé en cérémonie ; il y eut un service solennel dans la ville, et en un moment ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille francs, parce qu’ils reconduisirent le corps jusqu’à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites-vous de ces marques naturelles d’une affection fondée sur un mérite extraordinaire ? Il arrive à Saint-Denis ce soir ou demain ; tous ses gens l’allaient reprendre à deux lieues d’ici ; il sera dans une chapelle en dépôt, on lui fera un service à Saint- Denis, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel. Voilà quel fut le divertissement que nous eûmes. Nous dînâmes comme vous pouvez penser, et jusqu’à quatre heures nous ne fîmes que soupirer. Le cardinal de Bouillon paria de vous, et répondit que vous n’auriez point évité cette triste partie si vous aviez été ici : je l’assurai fort de votre douleur ; il vous fera réponse et à M. de Grignan ; il me pria de vous dire mille amitiés, et la bonne d’Elbeuf, qui perd tout, aussi bien que son fils. Voilà une belle chose de m’ être embarquée à vous conter ce que vous saviez déjà ; mais ces originaux m’ont frappée, et j’ai été bien aise de vous faire voir que voilà comme on oublie M. de ïurenne en ce pays-ci.

M. de la Garde me dit l’autre jour que, dans l’enthousiasme des merveilles que l’on disait du chevalier, il exhorta ses frères[2] à faire un effort pour lui dans cette occasion, afin de soutenir sa fortune, au moins le reste de cette année ; et qu’il les trouva tous deux fort disposés à faire des choses extraordinaires. Ce bon la Garde est à Fontainebleau, d’où il doit revenir dans trois jours pour partir enfin, car il en meurt d’envie, à ce qu’il dit ; mais les courtisans ont bien de la glu autour d’eux. Vraiment l’état de madame de Sanzei est déplorable ; nous ne savons rien de son mari ; il n’est ni vivant, ni mort, ni blessé, ni prisonnier ; ses gens n’écrivent point. M. de la Trousse, après avoir mandé le jour de l’affaire qu’on venait de lui dire qu’il avait été tué, n’en a plus écrit un mot ni à la pauvre Sanzei, ni à Coulanges[3]. Nous ne savons donc que mander à cette femme désolée ; il est cruel de la laisser dans cet état : pour moi, je suis très-persuadée que son mari est mort ; la poussière mêlée avec son sang l’aura défiguré ; on ne l’aura pas reconnu, on l’aura dépouillé ; peut-être qu’il aura été tué loin des autres, par ceux qui l’ont pris, ou par des paysans, et sera demeuré au coin de quelque haie : je trouve plus d’apparence à cette triste destinée qu’à croire qu’il soit prisonnier, et qu’on n’entende pas parler de lui.

Au reste, ma fille, l’abbé croit mon voyage si nécessaire, que je ne puis m’y opposer ; je ne l’aurai pas toujours ; ainsi je dois profiter de sa bonne volonté ; c’est une course de deux mois, car le bon abbé ne se porte pas assez bien pour aimer à passer là l’hiver ; il m’en parle d’un air sincère, dont je fais vœu d’être toujours la dupe ; tant pis pour ceux qui me trompent. Je comprends que l’ennui serait grand pendant l’hiver ; les longues soirées peuvent être comparées aux longues marches pour être fastidieuses. Je ne m’ennuyais point cet hiver que je vous avais ; vous pouviez fort bien vous ennuyer, vous quiètes jeune ; mais vous souvient-il de nos lectures ? Il est vrai qu’en retranchant tout ce qui était autour de cette petite table, et le livre même, il ne serait pas impossible de ne savoir que devenir. ; la Providence en ordonnera. Je retiens toujours ce que vous m’avez mandé ; on se tire de l’ennui comme des mauvais chemins ; on ne voit personne demeurer au milieu d’un mois, pour n’avoir pas le courage de l’achever ; c’est comme de mourir, vous ne voyez personne qui ne sache se tirer de ce dernier rôle. Il y a des choses dans vos lettres qu’on ne peut ni qu’on ne veut oublier. Avez- vous mon ami Corbinelli et M. de Vardes ? Je le souhaite ; vous aurez bien raisonné, et si vous parlez sans cesse des affaires présentes et de M. de Turenne, et que vous ne pussiez comprendre ce que tout ceci deviendra ; en vérité, vous êtes comme nous, et ce n’est point du tout que vous soyez en province. M. de Barillon soupa hier ici : on ne parla que de M. de Turenne ; il en est véritablement très-affligé. Il nous contait la solidité de ses vertus, combien il était vrai, combien il aimait la vertu pour elle-même, combien par elle seule il se trouvait récompensé ; et puis finit par dire qu’on ne pouvait pas l’aimer, ni être touché de son mérite, sans en être plus honnête homme. Sa société communiquait une horreur pour la friponnerie et pour la duplicité, qui mettait tous ses amis au-dessus des autres hommes : dans ce nombre on distingua fort le chevalier comme un de ceux que ce grand homme aimait et estimait le plus, et^iussi comme un de ses adorateurs. Bien des siècles n’en donneront pas un pareil : je ne trouve pas qu’on soit tout à fait aveugle en celui-ci, au moins les gens que je vois : je crois que c’est se vanter d’être en bonne compagnie. Je viens de regarder mes dates ; il est certain que je vous ai écrit le vendredi 16 ; je vous avais écrit le mercredi 14, et le lundi 12. Il faut que Pacolet ou la bénédiction de Montélimart ait porté très-diaboliquement cette lettre ; examinez ce prodige. Mais disons encore un mot de M. de Turenne : voici ce qui me fut conté hier. Vous connaissez bien Pertuis[4], et son adoration et son attachement pour M. de Turenne ; dès qu’il eut appris sa mort, il écrivit au roi, et lui manda : « Sire, « j’ai perdu M. de Turenne ; je sens que mon esprit n’est point capable de soutenir ce malheur : ainsi, n’étant plus en état de servir Votre Majesté, je lui demande la permission de me démettre du gouvernement de Courtrai. » Le cardinal de Bouillon empêcha qu’on ne rendît cette lettre ; mais, craignant qu’il ne vînt lui-même, il dit au roi l’effet du désespoir de Pertuis. Le roi entra fort bien dans cette douleur, et dit au cardinal de Bouillon qu’il en estimait davantage Pertuis, et qu’il ne voulait pas que Pertuis songeât à se retirer, le croyant trop honnête homme pour ne pas toujours faire son devoir, en quelque état qu’il pût être. Voilà comme sont ceux qui regrettent ce héros. Au reste, il avait quarante mille livres de rente de partage ; et M. Boucherat a trouvé que, toutes ses dettes et ses legs payés, il ne lui restait que dix mille livres de rente ; c’est deux cent mille francs pour tous ses héritiers, pourvu que la chicane n’y mette pas le nez. Voilà comme il s’est enrichi en cinquante années de service. Adieu, ma chère enfant, je vous embrasse mille fois avec une tendresse qui ne peut se représenter.


  1. Élisabeth de la Tour, sœur du cardinal de Bouillon.
  2. M. le coadjuteur d’Arles et M. l’abbé de Grignan.
  3. Madame de Sanzei était sœur de M. de Coulantes, et. M de la Trousse était leur cousin germain.
  4. Il avait été capitaine des gardes de M. de Turenne.