Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 139

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 297-299).

139. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 6 septembre 1675.

Je vous regrette, ma chère enfant ; et cette rage de m’éloigner encore de vous, et de voir pour quelques jours notre commerce dégingandé, me donne une véritable tristesse. Pour achever l’agrément de mon voyage, Hélène ne vient pas avec moi ; j’ai tant tardé, qu’elle est dans son neuf ; j’ai Marie qui jette sa gourme, comme vous savez ; mais ne soyez point en peine de moi, je m’en vais un peu essayer de n’être pas servie si fort à ma mode, et d’être un peu dans la solitude ; j’aimerai à connaître la docilité de mon esprit, et je suivrai Jes exemples de courage et de raison que vous me donnez. Madame de Coulanges ne fait-elle pas aussi des merveilles de s’ennuyer à Lyon ? Ce serait une belle chose que je ne susse vivre qu’avec les gens qui me sont agréables : je me souviendrai de vos sermons ; je m’amuserai à payer mes dettes et à manger mes provisions : je penserai beaucoup à vous, ma très-belle ; je lirai, je marcherai, j’écrirai, je recevrai de vos lettres ; hélas ! la vie ne se passe que trop : elle s’use partout. Je porte une infinité de remèdes bons ou mauvais ; je les aime tous, mais surtout il n’y en a pas un qui n’ait son patron, et qui ne soit la médecine de mes voisins* : j’espère que cette boutique me sera fort inutile, car je me porte extrêmement bien.

Je fus avant-hier toute seule à I ivry, me promener délicieusement avec la lune ; il n’y avait aucun serein ; j’y fus depuis six heures du soir jusqu’à minuit, et je me suis fort bien trouvée de cette petite équipée ; je devais bien cette honnêteté à la belle Diane et à l’aimable abbaye. Il n’a tenu qu’à moi d’aller à Chantilly en très-bonne compagnie ; mais je ne me suis pas trouvée assez libre pour faire un si délicieux voyage ; ce sera pour le printemps qui vient. J’ai été tantôt chez Mignard, pour voir le portrait de Louvigny : il est parlant ; mais je n’ai pas vu Mignard ; il peignait madame de Fontevrault, que j’ai regardée parle trou de la porte ; je ne l’ai pas trouvée jolie : l’abbé Têtu était auprès d’elle, dans un charmant badinage ; les Villars étaient à ce trou avec moi : nous étions plaisantes.

M. le Prince, qui a fait lever le siège d’Haguenau, est un peu étonné d’être sur la défensive, et de se reculer et se retrancher vers Schelestadt : la goutte et le mois d’octobre ne diminueront pas son chagrin. Pouï moi, j’emporte l’inquiétude de mon fils ; il me semble que je vais avoir la tête dans un sac pendant dix ou douze jours ; et vous jugez bien que, sans de bonnes raisons, je ne quitterais pas Paris dans ce temps de nouvelles. Saint-Thou avait songé, la veille qu’il a été tué, qu’il avait eu un démêlé avec le prince d’Orange, et qu’il lui avait dit de si bonnes injures, que ce prince l’avait fait maltraiter par ses gardes : il conta ce songe, et ce fut par ses gardes qu’il fut tué follement ; car il ne voulut jamais de quartier, quoiqu’il fût seul contre deux cents : c’est une belle pensée ; tout le monde se moque de lui, quoique Voiture nous ait appris que c’est fort mal fait de se moquer des trépassés. La pauvre Sanzei est tiraillée par de ridicules espérances que son mari n’est point mort, et veut attendre la fin du siège de Trêves pour prendre son deuil. Adieu, ma très-aimable, je ne puis vous dire combien je suis à vous ; quoique je dise un peu plus que vous ce que je sens, mes démonstrations n’égalent pas mes sentiments.