Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 147

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 316-320).

147. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 13 novembre 1675.

Les voilà toutes deux, ma très-chère ; il me paraît que je les aurais reçues règlement comme à l’ordinaire, sans que Ripert m’a retardé d’un jour par son voyage de Versailles. Quelque goût que vous ayez pour mes lettres, elles ne peuvent jamais vous être ce que les vôtres me sont ; et puisque Dieu veut qu elles soient présentement ma seule consolation, je suis heureuse d’y être très-sensible : mais en vérité, ma fille, il est douloureux d’en recevoir si longtemps, et cependant la vie se passe sans jouir d’une présence si chère : je ne puis m’accoutumer à cette dureté ; toutes mes pensées et toutes mes rêveries en sont noircies ; il me faudrait un courage que je n’ai pas, pour m’accommoder d’une si extraordinaire destinée : j’ai regret à tous mes jours qui s’en vont, et qui m’entraînent sans que j’aie le temps d’être avec vous ; je regrette ma vie, et je sens pourtant que je la quitterais avec moins de peine, puisque tout est si mal rangé pour me la rendre agréable : dans ces pensées, ma très-chère, on pleure quelquefois sans vous le dire, et je mériterai vos sermons malgré moi, et plus souvent que je ne voudrai ; car ce n’est jamais volontairement que je me jette dans ces tristes méditations : elles se trouvent tout naturellement dans mon cœur, et je n’ai pas l’esprit de m’en tirer. Je suis au désespoir, ma fille, de n’avoir pas été maîtresse aujourd’hui d’un sentiment si vif ; je n’ai pas accoutumé de m’y abandonner. Parlons d’autre chose : c’est un de mes tristes amusements que de penser à la différence des jours de l’année passée et de celle-ci : quelle compagnie les soirs ! quelle joie de vous voir, et de vous rencontrer, et de vous parler à toute heure ! que de retours agréables pour moi ! Rien ne m’échappe de tous ces heureux jours, que les jours mêmes qui sont échappés. Je n’ai pas au moins le déplaisir de n’avoir pas senti mon bonheur ; c’est un reproche que je ne me ferai point ; mais, par cette raison, je sens bien vivement le contraire d’un état si heureux.

Vous ne me dites point si vous avez été assez bien traités dans votre assemblée, pour ne donner au roi que le don ordinaire ; on augmente le nôtre ; je pensai battre le bonhomme Boucherat[1], quand je vis cette augmentation ; je ne crois pas qu’on en puisse payer la moitié. Les états s’ouvriront demain, c’est à Dinan ; tout ce pauvre parlement est malade à Vannes. Rennes est une ville comme déserte ; les punitions et les taxes ont été cruelles ; il y aurait des histoires tragiques à vous conter d’ici à demain. La Marbeuf ne reviendra plus ici ; elle démêle ses affaires pour s’aller établir à Paris. J’avais pensé que mademoiselle de Méri[2] ferait très-bien de louer une maison avec elle ; c’est une femme très-raisonnable, qui veut mettre sept ou huit cents francs à une maison ; elles pourront ensemble en avoir une de onze à douze cents livres ; elle a un bon carrosse, elle ne serait nullement incommode, et on n’aurait de société avec elle qu’autant que l’on voudrait ; elle serait ravie de me plaire, et d’être dans un lieu où elle me pourrait voir, car c’est une passion qui pourtant ne la rend point incommode. Il faudrait que, d’ici à Pâques, mademoiselle de Méri demandât une chambre à l’abbé d’Effiat : j’ai jeté tout cela dans la tête de la Troehe.

Je trouve, ma très-chère, que je vous réponds assez souvent par avance, comme Trivelin, et sur ma santé, et sur M. de Vins : vous n’attendez point trois semaines. La réflexion est admirable, qu’avec tous nos étonnements de nos lettres que nous recevons du trois au onze, c’est neuf jours ; il nous faut pourtant trois semaines, avant que de dire, Je me porte bien, à votre service.

Vous êtes étonnée que j’aie un petit chien ; voici l’aventure. J’appelais, par contenance, une chienne courante d’une madame qui demeure au bout de ce parc. Madame de Tarente me dit : Quoi ! vous savez appeler un chien ? je veux vous en envoyer un le plus joli du monde. Je la remerciai, et lui dis la résolution que j’avais prise de ne me plus engager dans cette sottise : cela se passe, on n’y pense plus ; deux jours après je vois entrer un valet de chambre avec une petite maison de chien, toute pleine de rubans, et sortir de cette jolie maison un petit chien tout parfumé, d’une beauté extraordinaire, des oreilles, des soies, une haleine douce, petit comme Sylphide, blondin comme un blondin ; jamais je ne fus plus étonnée, ni plus embarrassée : je voulus le renvoyer, on ne voulut jamais le reporter : la femme de chambre qui l’avait élevé en a pensé mourir de douleur. C’est Marie[3] qu’aime le petit chien ; il couche dans sa maison et dans la chambre de Beaulieu ; il ne mange que du pain ; je ne m’y attache point, mais il commence à m’aimer ; je crains de succomber. Voilà l’histoire que je vous prie de ne point mander à Marphise[4], car je crains ses reproches : au reste, une propreté extraordinaire ; il s’appelle Fidèle ; c’est un nom que les amants de la princesse n’ont jamais mérité de porter ; ils ont été pourtant d’un assez bel air ; je vous conterai quelque jour ses aventures. Il est vrai que son style est tout plein d’évanouissements, et je ne crois pas qu’elle ait eu assez de loisir pour aimer sa fille, au point d’oser se comparer à moi. Il faudrait plus d’un cœur pour aimer tant de choses à la fois ; pour moi, je m’aperçois tous les jours que les gros poissons mangent les petits : si vous êtes mon préservatif, comme vous le dites, je vous suis trop obligée, et je ne puis trop aimer l’amitié que j’ai pour vous : je ne sais de quoi elle m’a gardée ; mais quand ce serait de feu et d’eau, elle ne me serait pas plus chère. Il y a des temps où j’admire qu’on veuille seulement laisser entrevoir qu’on ait été capable d’approcher à neuf cents lieues d’un cap. La bonne princesse en fait toute sa gloire au grand mépris de son miroir, qui lui dit tous les jours qu’avec un tel visage il faut perdre même le souvenir. Elle m’aime beaucoup : on en médirait à Paris ; mais ici c’est une faveur qui méfait honorer de mes paysans. Ses chevaux sont malades ; elle ne peut venir aux Rochers, et je ne l’accoutume point à recevoir de mes visites plus souvent que tous les huit ou dix jours : je lui dis en moi-même, comme M. de Bouillon à sa femme : Si je voulais aller en carrosse rendre des devoirs, et n’être pas aux Rochers, je serais à Paris.

L’été de Saint-Martin continue, et mes promenades sont fort longues : comme je ne sais point l’usage d’un grand fauteuil, je repose mia corporea salma tout du long de ces allées ; j’y passe des jours toute seule avec un laquais, et je n’en reviens point que la nuit soit bien déclarée, et que le feu et les flambeaux ne rendent ma chambre d’un bon air : je crains l’entre-chien et loup quand on ne cause point, et je me trouve mieux dans ces bois que toute seule dans une chambre ; c’est ce qui s’appelle se mettre dans C eau, de peur de la pluie ; mais je m’accommode mieux de cette grande tristesse que de l’ennui d’un fauteuil. Ne craignez point le serein, ma fille, il n’y en a point dans les vieilles allées, ce sont des galeries ; ne craignez que la pluie extrême, car, en ce cas, il faut revenir, et je ne puis rien faire qui ne me fasse mal aux yeux : c’est pour conserver ma vue que je vais à ce que vous appelez le serein ; ne soyez en aucune peine de ma santé, je suis dans la très-parfaite.

Je vous remercie du goût que vous avez pour Joseph ; n’est-il pas vrai que c’est la plus belle histoire du monde ? Je vous envoie par Ripert une troisième partie des Essais de morale, que je trouveadmirable : vous direz que c’est la seconde, mais ils font la seconde de l’éducation d’un prince, et voici la troisième. Il y a un traité De la connaissance de soi-même, dont vous serez fort contente ; il y en a un De l’usage qu’on peut jaire des mauvais sermons, qui vous eût été bon le jour de la Toussaint. Vous faites bien, ma fille, de ne vouloir point oublier l’italien ; je fais comme vous, j’en lis toujours un peu.

Ce que vous dites de M. de Chaulnes est admirable. Il fut hier roué vif un homme à Rennes (c’est le dixième), qui confessa d’avoir eu dessein de tuer ce gouverneur : pour celui-là, il méritait bien la mort. Les médecins de ce pays ne seront pas si complaisants que ceux de Provence, qui accordent par respect à M. de Grignan qu’il a la fièvre ; ceux-ci compteraient pour rien la fièvre pourprée à M. de Chaulnes, et nulle considération ne pourrait leur faire avouer que son mal fût dangereux. On voulait, en exilant le parlement, le faire consentir, pour se racheter, qu’on bâtit une citadelle à Rennes ; mais cette noble compagnie voulut obéir fièrement. et partit plus vite qu’on ne voulait ; car tout se tournerait en négociation ; niais on aime mieux les maux que les remèdes Notre cardinal est à Commerci comme à l’ordinaire ; le pape ne lui laisse pas la liberté de suivre son goût. L’intendante est-elle avec vous ? Vous me direz oui ou non dans trois semaines. Ah ! ma fille, vous avez eu trop bonne opinion de moi à la Toussaint ; ce fut le jour que M. Boucherai et son gendre vinrent dîner ici, de sorte que je ne fis point mes dévotions. La princesse était à l’oraison funèbre de Scaramouehe, faisant honte aux catholiques : cette vision est fort plaisante. Je souhaite fort que M. l’archevêque fasse le mariage qui vous est si bon. Je crois que mon fils s’en va dans les quartiers de fourrages, qui signifient bientôt après ceux d’hiver.

Je veux qu’en mon absence M. de Coulanges vous mande de certaines choses qu’on aime à savoir. Vous me proposez pour régime une nourriture bien précieuse ; je ne vous réponds pas tout à fait de vous obéir ; mais, en vérité, je ne mange pas beaucoup, je ne regarde pas les châtaignes, je ne suis point du tout engraissée ; mes promenades de toutes façons m’empêchent de profiter de mon oisiveté. Mademoiselle de Noirmoutiers s’appellera madame de Royau ; vous dites vrai, le nom d’Olonne est trop difficile à purifier. Adieu, ma chère enfant ; vous êtes donc persuadée que j’aime ma fille plus que les autres mères : vous avez raison, vous êtes la chère occupation de mon cœur, et je vous promets de n’en avoir jamais d’autre, quand même je trouverais eu mon chemin une fontaine de Jouvence. Pour vous, ma fille, quand je songe comme vous avez aimé le chocolat, je ne sais si je ne dois point trembler ; puis-je espérer d’être plus aimable, et plus parfaite, et plus toutes sortes de choses ? Il vous faisait battre le cœur ; peut-on se vanter de quelque fortune pareille ? vous devriez me cacher ces sortes d’inconstances. Adieu, ma très-chère comtesse ; mandez-moisi vous dormez, si vous n’êtes point bresillée, si vous mangez, si vous avez le teint beau, si vous n’avez point mal à vos belles dents : mon Dieu ! que je voudrais bien vous voir et vous embrasser !


  1. Louis Boucherat, chancelier de France en (885, alors commissaire du roi aux états de Bretagne.
  2. Sœur du marquis de la Trousse, cousine germaine de madame de Sévigné.
  3. Une des femmes de chambre de madame de Sévigné.
  4. Petite chienne que madame de Sévigné avait laissée à Tarir.