Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 148

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 321-323).

148. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche Ier décembre 1675.

Voilà qui est réglé, ma très-chère, je reçois deux de vos lettres à la fois ; et il y a un ordinaire où je n’en ai point de vous : il faut savoir aussi la mine que je lui fais, et comme je le traite en comparaison de l’autre. Je suis comme vous, ma fille, je donnerais de l’argent pour avoir la parfaite tranquillité du coadjuteur sur les réponses, et pouvoir les garder dans ma poche deux mois, trois mois, sans m’inquiéter : mais nous sommes si sottes, que nous avons ces réponses sur le cœur ; il y ena beaucoup que je fais pour les avoir faites ; enfin c’est un don de Dieu que cette noble indifférence. Madame deLangeron disait sur les visites, et je l’applique à tout : Ce que je fais me fatigue, et ce que je ne fais pas m’inquiète. Je trouve cela très-bien dit, et je le sens. Je fais donc à peu près ce que je dois, et jamais que des réponses : j’en suis encore là. Je vous donne avec plaisir le dessus de tous les paniers, c’est-à-dire la fleur de mon esprit, de ma tête, de mes yeux, de ma plume, de mon écritoire ; et puis le reste va comme il peut. Je me divertis autant à causer avec vous que je laboure avec les autres. Je suis assommée surtout des grandes nouvelles de l’Europe.

Je voudrais que le coadjuteur eût montré cette lettre que j’ai de vous à madame de Fontevrault ; vous n’en savez pas le prix ; vous écrivez comme un ange ; je lis vos lettres avec admiration ; cela marche, vous arrivez. Vous souvient-il, ma fille, de ce menuet que vous dansiez si bien, où vous arriviez si heureusement, et de ces autres créatures qui n’arrivaient que le lendemain ? Nous appelions ce que faisait feu Madame, et ce que vous faisiez, gagner pays. Vos lettres sont tout de même.

Pour votre pauvre petit frater, je ne sais où il s’est fourré ; il y a trois semaines qu’il ne m’a écrit : il ne m’avait point parlé de cette promenade sur la Meuse ; tout le monde le croit ici : il est vrai que sa fortune est triste. Je ne vois point comme toute cette charge se pourra emmancher, à moins que Lauzun ne prenne le guidon en payement, et quelque supplément que nous tâcherons detrouver : car d’acheter l’enseigne à pur et à plein, et que le guidon nous demeure sur les bras, ce n’est pas une chose possible. Vous raisonnez fort juste sur tout cela.

J’achèverai ici l’année très-paisiblement ; il y a des temps où les lieux sont assez indifférents ; on n’est point trop fâchée d’être tris* tement plantée ici. Madame de la Fayette vous rend vos honnêtetés ; sa santé n’est pas bonne, mais celle de M. de Limoges[1] est encore pire : il a remis au roi tous ses bénéfices ; je crois que son fils, c’est-à-dire l’abbé de la Fayette, en aura une abbaye. Voilà la pauvre Gascogne bien malmenée, aussi bien que nous. On nous envoie encore six mille hommes pour passer l’hiver : si les provinces ne faisaient rien de mal à propos, on serait assez embarrassé de toutes ces troupes. Je ne crois point que la paix soit si proche : vous souvient-il de tous les raisonnements qu’on faisait sur la guerre, et comme il devait y avoir bien des gens tués ? C’est une prophétie qu’on peut toujours faire sûrement, aussi bien que celle que vos lettres ne m’ennuieront certainement point, quelque longues qu’elles soient : ah ! vous pouvez l’espérer sans chimère ; c’est ma délicieuse lecture. Rippert vous porte un troisième petit tome des Essais de morale, qui me paraît digne de vous : je n’ai jamais vu une force et une énergie comme il y en a dans le style de ces gens-là : nous savons tous les mots dont ils se servent ; mais jamais, ce me semble, nous ne les avons vus si bien placés ni si bien enchâssés. Le matin, je lis l’Histoire de France ; l’après-dînée, un petit livre dans les bois, comme ces Essais, la vie de saint Thomas de Cantorbéry, que je trouve admirable, ou les Iconoclastes ; et le soir, tout ce qu’il y a de plus grosse impression : je n’ai point d’autre règle. Ne lisez-vous pas toujours Josèphe ? prenez courage, ma fille, et finissez miraculeusement[2] cette histoire. Si vous prenez les Croisades, vous y verrez deux de vos grands-pères, et pas un de la grande maison de V.... ; mais je suis sûre qu’à certains endroits vous jetterez le livre par la place, et maudirez le jésuite[3] ; et cependant l’histoire est admirable.

La bonne Troche fait très-bien son devoir ; je n’ai guère d’obligation de ce que l’on fait pour vous. La princesse et moi, nous ravaudions l’autre jour dans des paperasses de feu madame de la Trémouille ; il y a mille vers : nous trouvâmes une infinité de portraits, entre autres celui que madame de la Fayette fit de moi sons le nom d’un inconnu[4] ; il vaut mieux que moi : mais ceux qui m’eussent aimée, il y a seize ans, l’auraient pu trouver ressemblant. Que puis-je répondre, ma très-chère, aux trop aimables tendresses que vous me dites, sinon que je suis tout entière à vous, et que votre amitié est la chose du monde qui me touche le plus ?


  1. François de la Fayette, évêque de Limoges, premier aumônier de la reine Anne d’Autriche ; il était oncle du mari de madame de la Fayette.
  2. Madame de Grignan avait de la peine à achever la lecture des ouvrages de longue haleine.
  3. Le père Maimbourg, auteur de l’Histoire des Croisades. Le médecin des Lettres persanes donne, pour remède contre l’asthme, de lire tous les ouvra ges de ce père, en ne s’arrêtant qu’à la fin de chaque période.
  4. Voyez ce portrait au commencement du volume.