Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 152

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 328-330).

152. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, le premier jour deFan 1676.

Nous voici donc à l’année qui vient, comme disait M. de Montbazon : ma très-chère, je vous la souhaite heureuse ; et si vous croyez que la continuation de mon amitié entre dans la composition de ce bonheur, vous pouvez y compter sûrement.

Voilà une lettre de d’Hacqueville, qui vous apprendra l’agréable succès de nos affaires de Provence ; il surpasse de beaucoup mes espérances : vous aurez vu à quoi je me bornais par les lettres que je reçus il y a peu de jours, et que je vous envoyai. Voilà donc cette grande épine hors du pied, voilà cette caverne de larrons détruite ; voilà l’ombre de M. de Marseille conjurée, voilà le crédit de la cabale évanoui, voilà l’insolence terrassée : j’en dirais d’ici à demain. Mais, au nom de Dieu, soyez modestes dans vos victoires : voyez ce que dit le bon d’Hacqueville, la politique et la générosité vous y obligent. Vous verrez aussi comme je trahis son secret pour vous, par le plaisir de vous faire voir le dessous des cartes, qu’il a dessein de vous cacher à vous-même : mais je ne veux point laisser équivoques dans votre cœur les sentiments que vous devez avoir pour l’ami et pour la belle-sœur[1], car il me paraît qu’ils ont fait encore au delà de ce qu’on m’en écrit, et ; pour toute récompense, ils ne veulent aucun remercîment. Servez-les donc à leur mode, et jouissez en silence de leur véritable et solide amitié. Gardez-vous bien de lâcher le moindre mot qui puisse faire connaître au bon d’Hacqueville que je vous ai envoyé sa lettre ; vous le connaissez, la rigueur de son exactitude ne comprendrait pas cette licence poétique : ainsi, ma fille, je me livre à vous, et vous conjure de ne me point brouiller avec un si bon et si admirable ami. Enfin, ma très-chère, je me mets entre vos mains ; et, connaissant votre fidélité, je dormirai en repos ; mais répondezmoi aussi de M. de Grignan ; car ce ne serait pas une consolation pour moi que de voir courir mon secret par ce côté-là.

En voici encore un autre ; voici le jour des secrets, comme la journée des dupes[2]. Le Frater est revenu de Rennes ; il m’a rapporté une sotte chanson qui m’a fait rire : elle vous fera voir en vers une partie de ce que je vous dis l’autre jour en prose. Nous avions dans la tête un fort joli mariage, mais il n’est pas cuit : la belle n’a que quinze ans, et l’on veut qu’elle en ait davantage pour penser à la marier. Que dites-vous de l’habile personne dont nous vous parlions la dernière fois, et qui ne put du tout deviner quel jour c’est que le lendemain de la veille de Pâques ? C’est un joli petit bouchon qui nous réjouit fort ; cela n’aura vingt ans que dans six ans d’ici[3]. Je voudrais que vous l’eussiez vue le matin manger une beurrée longue comme d’ici à Pâques, et l’après-dînée croquer deux pommes vertes avec du pain bis. Sa naïveté et sa jolie petite figure nous délassent de la guinderie et de l’esprit fichu de mademoiselle du Plessis.

Mais parlons d’autre chose : ne vous a-t-on pas envoyé l’oraison funèbre de M. de Turenne ? M. de Coulanges et le petit cardinal m’ont déjà ruinée en ports de lettres ; mais j’aime bien cette dépense. Il me semble n’avoir jamais rien vu de si beau que cette pièce d’éloquence. On dit que l’abbé Fléchier[4] veut la surpasser, >nais je l’en défie ; il pourra parler d’un héros, mais ce ne sera pas de M. de Turenne, et voilà ce que M. de Tulle a fait divinement, à mon gré. La peinture de son cœur est un chef-d’œuvre ; et cette droiture, cette naïveté, cette vérité dont il était pétri ; enfin, ce caractère, comme il dit, également éloigné de la souplesse, de l’orgueil, et du faste de la modestie. Je vous avoue que j’en suis charmée ; et si les critiques ne l’estiment plus depuis qu’elle est imprimée,

Je rends grâces aux dieux de n’être pas Romain[5]

Ne me dites-vous rien des Essais de morale et du Traité de tenter Dieu, et de la Ressemblance de m’amour-propre et de la charité ? C ’est une belle conversation que celle que l’on fait de deux cents lieues loin. Nous faisons de cela pourtant tout ce qu’on en peut faire. Je vous envoie un billet de la jolie abbesse : voyez si elle se joue joliment ; il n’en faut pas davantage pour voir l’agrément de son esprit. Adieu, ma très-aimable et très-chère, je vous recommande tous mes secrets ; je vous embrasse très-tendrement, et suis à vous plus qu’à moi-même.


  1. M. de Pomponne et madame de Vins.
  2. Marie de Médicis était parvenue, à force de supplications, le 10 novembre 1630, à obtenir du roi son fils que le cardinal de Richelieu serait écarté du ministère ; le 11, le roi se rendit à Versailles, et, entraîné par les observations adroites du duc de Saint-Simon, il voulut avoir encore un entretien avec le cardinal : de ce moment, l’autorité du ministre fut rétablie, et la disgrâce de la reine-mère résolue. Cette journée du 11 novembre fut appelée la journée des dupes.
  3. Allusion à un vers de Benserade qui se trouve dans des stances qu’il fit pour le roi, représentant un esprit follet.
    Cela n’aura vingt ans que dans deux ans d’ici,
    Cela sait mieux danser que toute la gent blonde.
  4. Depuis évoque de Lavaur, et ensuite de Mimes.
  5. Vers de Corneille dans les Horaces.