Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 153

La bibliothèque libre.
Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 330-332).

153. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 12 janvier 1676.

Vous pouvez remplir vos lettres de tout ce qu’il vous plaira, et croire que je les lis toujours avec un grand plaisir et une grande approbation : on ne peut pas mieux écrire, et l’amitié que j’ai pour vous ne contribue en rien à ce jugement.

Vous me ravissez d’aimer les Essais de morale, n’avais-je pas bien dit que c’était votre fait ? Dès que j’eus commencé à les lire, je ne songeai plus qu’à vous les envoyer ; vous savez que je suis communicative, et que je n’aime point à jouir d’un plaisir toute seule. Quand on aurait fait ce livre pour vous, il ne serait pas plus digne de vous plaire. Quel langage ! quelle force dans l’arrangement des mots ! on croit n’avoir lu de français qu’en ce livre[1]. Cette ressemblance de la charité avec l’amour-propre, et de la modestie héroïque de M. de Turenne et de M. le Prince avec l’humilité du christianisme.... Mais je m’arrête, il faudrait louer cet ouvrage depuis un bout jusqu’à l’autre, et ce serait une bizarre lettre. En un mot, je suis fort aise qu’il vous plaise, et j’en estime mon goût. Pour Josèphe, vous n’aimez pas sa vie ; c’est assez que vous ayez approuvé ses actions et son histoire : n’avez-vous pas trouvé qu’il jouait d’un grand bonheur dans cette cave, où ils tiraient à qui se poignarderait le dernier ?

Nous avons ri aux larmes de cette fille qui chanta tout haut dans l’église cette chanson déshounête dont elle se confessait ; rien au monde n’est plus nouveau ni plus plaisant : je trouve qu’elle avait raison ; assurément le confesseur voulait entendre la chanson, puisqu’il ne se contentait pas de ce que la fille lui avait dit en s’accusant. Je vois d’ici le bon homme de confesseur pâmé de rire le premier de cette aventure. Nous vous mandons souvent des folies ; mais nous ne pouvons payer celle-là. Je vous parle toujours de notre Bretagne, c’est pour vous donner la confiance de me parler de Provence ; c’est un pays auquel je m’intéresse plus qu’à nul autre : le voyage que j’y ai fait m’empêche de pouvoir m’ennuyer de tout ce que vous me dites, parce que je connais tout et comprends tout le mieux du monde. Je n’ai pas oublié la beauté de vos hivers ; nous en avons un admirable : je me promène tous les jours, et je fais quasi un nouveau parc autour de ces grandes places du bout du mail ; j’y fais planter quatre rangs d’allées, ce sera une très-belle chose : tout cet endroit est uni et défriché.

Je partirai, malgré tous ces charmes, dans le mois de février ; les affaires de l’abbé le pressent encore plus que les vôtres, c’est ce qui m’a empêchée de penser à offrir notre maison à mademoiselle de Méri : elle s’en plaint à bien du monde ; je ne comprends point le sujet qu’elle en a. Le Bien bon est transporté de vos lettres ; je lui montre souvent les choses qui lui conviennent : il vous remercie de tout ce que vous dites des Essais de morale ; il en a’été ravi. Nous avons toujours la petite personne ; c’est un petit esprit vif et tout battant neuf, que nous prenons plaisir d’éclairer ; elle est dans une parfaite ignorance ; nous nous faisons un jeu de la défricher généralement sur tout : quatre mots de ce grand univers, des empires, des pays, des rois, des religions, des guerres, des astres, de la carte ; ce chaos est plaisant à débrouiller grossièrement dans une petite tête, qui n’a jamais vu ni ville, ni rivière, et qui ne croyait pas que la terre entière allât plus loin que ce parc : elle nous réjouit : je lui ai dit aujourd’hui la prise de Wismar[2] ; elle sait fort bien que nous en sommes fâchés, parce que le roi de Suède est notre allié. Enfin vous voyez l’extravagance de nos amusements. La princesse est ravie que sa fille[3] ait pris Wismar ; c’est une vraie Danoise. Elle demande aussi que Monsieur et Madame lui envoient l’exemption entière des gens de guerre, de sorte que nous voilà tous sauvés.

Madame de la Fayette est fort reconnaissante de votre lettre ; elle vous trouve très-honnête et très-obligeante : mais ne vous paraît-il pas plaisant que son beau-frère n’est point du tout mort, et qu’on ne sait point les vérités de Toulon à Aix ? Sur les questions que vous faites au frater, je décide hardiment que celui qui est en colère, et qui le dit, est préférable au traditor qui cache son venin sous de belles et de douces apparences. Il y a une stanee dans l’Arioste qui peint la fraude ; ce serait bien mon affaire, mais je n’ai pas le temps de la chercher[4]. Le bon d’Hacqueville me parle encore du voyage de la Saint-Géran ; et, pour me faire voir que ce voyage sera court, c’est, dit-il, qu’elle ne pourra recevoir qu’une de mes lettres à la Palisse. Voilà comme il traite une connaissance de huit jours : il n’en est pas moins bon pour les autres ; mais cela est admirable. J’oubliais de vous dire que j’avais pensé, comme vous, aux diverses manières de peindre le cœur humain, les uns en blanc, et les autres en noir à noircir. Le mien est pour vous de la couleur que vous savez.


  1. Voici le jugement que porte le marquis de Sévigné sur ce livre.

    « Et moi, je vous dis que le premier tome des Essais de morale vous paraitrait tout comme à moi, si la Maranset l’abbé Têtu ne vous avaient accoutumée aux choses fines et distillées. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les galimatias vous paraissent clairs et aisés : de tout ce qui a parlé de l’homme et de l’intérieur de l’homme, je n’ai rien vu de moins agréable ; ce ne sont point là ces portraits où tout le monde se reconnaît. Pascal, la Logique de Port-Royal, et Plutarque, et Montaigne, parlent bien autrement : celui-ci parle parce qu’il veut parler, et souvent il n’a pas grand’chose à dire. Je vous soutiens de plus que ces deux premiers actes de l’opéra sont jolis, et au-dessus de la portée ordinaire de Quinault ; j’en ai fait tomber d’accord ma mère. »

  2. Ville du pays de Mecklembourg sur la mer Baltique ; elle appartenait au roi de Suède, et elle se rendit au roi de Danemark.
  3. Charlotte-Émilie-Henriche de la Trémouille, fille de la princesse de Tarente, était à la cour de Danemark.
  4. Chant XIV, st. 87.