Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 164

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 348-350).

164. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Vichy, dimanche 24 mai 1676.

Je suis ravie, en vérité, quand je reçois de vos lettres, ma chère enfant ; elles sont si aimables, que je ne puis me résoudre à jouir toute seule du plaisir de les lire ; mais ne craignez rien, je ne fais rien de ridicule ; j’en fais voir une petite ligne à Bavard, une autre au chanoine. Ah ! que ce serait bien votre fait que ce chanoine (madame de Longueval) ! et en vérité on est charmé de votre manière d’écrire. Je ne fais voir que ce qui convient ; et vous croyez bien que je me rends maîtresse de la lettre, pour qu’on ne lise pas sur mon épaule ce que je ne veux pas qui soit vu.

Je vous ai écrit plusieurs fois, et sur les chemins, et ici. Vous aurez vu tout ce que je fais, tout ce que je dis ; tout ce que je pense, et même la conformité de nos pensées sur le mariage de M. de la Garde. J’admire comme notre esprit est véritablement la dupe de notre cœur, et les raisons que nous trouvons pour appuyer nos changements. Celui de M. le coadjuteur me paraît admirable, mais la manière dont vous le dites l’est encore plus ; quand vous lui demandez des nouvelles du lundi, vous paraissez bien persuadée de sa fragilité. Je suis fort aise qu’il ait conservé sa gaieté et son visage de jubilation. J’ai toujours en vie de rire quand vous me parlez du bonhomme du Parc ; je ne trouve rien de si plaisant que de le voir seul persuadé qu’il fait des miracles : je suis bien de votre avis, que le plus grand de tous serait de vous le persuader. Je suis fort aise que ma petite soit gaie et contente ; c’était la tristesse de son petit cœur qui me faisait de la peine. Il est vrai que le voyage d’ici à Grignan n’est rien ; j’en détourne ma pensée avec soin, parce qu’elle me fait mal : mais vous ne me ferez pas croire, ma belle, que celui de Grignan à Lyon soit peu considérable ; il est tout des plus rudes, et je serais très-fâchée que vous le fissiez pour retourner sur vos pas : je ne change point d’avis là-dessus. Si vous étiez de ces personnes qu’on enlève et qu’on dérange, et qui se laissent entraîner, j’aurais espéré de vous emmener avec moi malgré vous ; mais vous êtes d’un caractère dont on ne peut se promettre de pareilles complaisances. Je connais vos tons et vos résolutions ; et cela étant ainsi, j’aime bien mieux que vous gardiez toute votre amitié et tout votre argent, pour venir cet hiver me donner la joie et la consolation de vous embrasser. Je vous promets seulement une chose, c’est que si je tombais malade ici (ce que je ne crois pas du tout assurément), je vous prierais d’y venir en diligence : mais, ma chère, je me porte fort bien ; je bois tous les matins, je suis un peu comme Nouveau[1], qui demandait : Ai-je bien du plaisir ? Je demande aussi : Rends-je bien mes eaux ? la quantité, la qualité, tout va-t-il bien ? On m’assure que ce sont des merveilles, et je le crois, et même je le sens ; car, à mes mains et à mes genoux près, qui ne sont point guéris, parce que je n’ai encore pris ni le bain ni la douche, je me porte tout aussi bien que j’aie jamais fait.

La beauté des promenades est au-dessus de ce que je puis vous en dire ; cela seul me redonnerait la santé. On est tout le jour ensemble. Madame de Brissac et le chanoine dînent ici fort familièrement : comme on ne mange que des viandes simples, on ne fait nulle façon de donner à manger. Vous aurez vu, par ce que je vous mandai avant-hier, combien je suis prête à aimer quelqu’un plus que vous. Après la pièce admirable delà colique, on nous a donné d’une convalescence pleine de langueur, qui est en vérité fort bien accommodée au théâtre : il faudrait des volumes pour dire tout ce que je découvre dans ce chef-d’œuvre des cieux. Je passe légèrement sur bien des choses, pour ne point trop écrire. Vous me parlez fort plaisamment de ce saint qui vous est tombé à Aix, et qu’on épouille à tout moment ; il faudrait avoir à point nommé son reliquaire ; ces poux, que vous appelez des reliques vivantes, m’ont choquée ; car, comme on m’a toujours appelée de ce nom à Sainte-Marie[2], je me suis vue en même temps comme votre M. Ribon. On m’accable ici de présents ; c’est la mode du pays, où, d’ailleurs, la vie ne coûte rien du tout : enfin, trois sous deux poulets, et tout à proportion. Il y a trois hommes qui ne sont occupés que de me rendre service, Bayard, Saint-Hérem, et la Fayette ; comme je vous fais souvent payer pour moi, n’oubliez pas de m’ écrire quelque mot qui les regarde. Adieu, mon ange, aimez-moi bien toujours ; je vous assure que vous n’aimez pas une ingrate.


  1. Surintendant des postes, à qui la Bruyère attribue ce mot ridicule.
  2. Madame de Sévigné était appelée une relique vivante à Sainte-Marie, à cause de madame de Chantal, sa grand’mère, qui était dès lors regardée comme une sainte par les filles de la Visitation, qu’elle avait fondée.