Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 165

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 350-353).

165. — DE Mme DE SE VIGNE À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Vichy, jeudi 28 mai 1676.

Je reçois deux de vos lettres : l’une me vient du côté de Paris, et l’autre de Lyon. Vous êtes privée d’un grand plaisir, de ne faire jamais de pareilles lectures : je ne sais où vous prenez tout ce que vous dites ; mais cela est d’un agrément et d’une justesse à quoi l’on ne s’accoutume point. Vous avez raison de croire que j’écris sans effort, et que mes mains se portent mieux : elles ne se ferment point encore, et le dedans des mains est fort enflé, et les doigts aussi. Cela me fait trembler, et me fait, de la plus méchante grâce du monde, dans le bon air des bras et des mains : mais je tiens très-bien une plume, et c’est ce qui me fait prendre patience. J’ai commencé aujourd’hui la douche ; c’est une assez bonne répétition du purgatoire. On est toute nue dans un petit lieu souterrain, où l’on trouve un tuyau de cette eau chaude, qu’une femme vous fait aller où vous voulez. Cet état, où l’on conserve à peine une feuille de figuier pour tout habillement, est une chose assez humiliante. J’avais voulu mes deux femmes de chambre, pour voir encore quelqu’un de connaissance. Derrière un rideau se met quelqu’un qui vous soutient le courage pendant une demi-heure ; c’était pour moi un médecin de Gannet[1], que madame de Noailles a mené à toutes ses eaux, qu’elle aime fort, qui est un fort honnête garçon, point charlatan ni pré occupé de rien, qu’elle m’a envoyé par pure et bonne amitié. Je le retiens, m’en dût-il coûter mon bonnet ; car ceux d’ici me sont entièrement insupportables, et cet homme m’amuse. Il ne ressemble point à un vilain médecin, il ne ressemble point à celui de Chelles ; il a de l’esprit, de l’honnêteté ; il connaît le monde ; enfin j’en suis contente. Il me parlait donc pendant que j’étais au supplice. Représentez-vous un jet d’eau contre quelqu’une de vos pauvres parties, toute la plus bouillante que vous puissiez vous imaginer. On met d’abord l’alarme partout, pour mettre en mouvement tous les esprits ; et puis on s’attache aux jointures qui ont été affligées : mais quand on vient à la nuque du cou, c’est une sorte de feu et de surprise qui ne se peut comprendre ; c’est là cependant le nœud de l’affaire. Il faut tout souffrir, et l’on souffre tout, et l’on n’est point brûlée, et l’on se met ensuite dans un lit chaud, où on sue abondamment, et voila ce qui guérit. Voici encore où mon médecin est bon ; car au lieu de m’abandonner à deux heures d’un ennui qui ne peut se séparer de la sueur, je le fais lire, et cela me divertit. Enfin je ferai cette vie sept ou huit jours, pendant lesquels je croyais boire ; mais on ne veut pas, ce serait trop de choses ; de sorte que c’est une petite allonge à mon voyage. C’est principalement pour finir cet adieu, et faire une dernière lessive, que l’on m’a envoyée ici, et je trouve qu’il y a de la raison : c’est comme si je renouvelais un bail de vie et de santé ; et si je puis vous revoir, ma chère, et vous embrasser encore d’un cœur comblé de tendresse et de joie, vous pourrez peut-être encore m’appeler votre bellissima madré, et je ne renoncerai pas à la qualité de mère beauté, dont M. de Coulanges m’a honorée. Enfin, ma chère enfant, il dépendra de vous de me ressusciter de cette manière. Je ne vous dis point que. votre absence ait causé mon mal ; au contraire, il paraît que je n’ai pas assez pleuré, puisqu’il me reste tant d’eau ; mais il est vrai que de passer ma vie sans vous voir, y jette une tristesse et une amertume à quoi je ne puis m’ accoutumer.

J’ai senti douloureusement le 24 de ce mois[2] ; je l’ai marqué, ma très-chère, par un souvenir trop tendre ; ces jours-là ne s’oublient pas facilement ; mais il y aurait bien de la cruauté à prendre ce prétexte pour ne vouloir plus me voir, et à me refuser la satisfaction d’être avec vous, pour m’ épargner le déplaisir d’un adieu. Je vous conjure, ma fille, de raisonner d’une autre manière ; et de trouver bon que d’Hacqueville et moi nous ménagions si bien le temps de votre congé que vous puissiez, être à Grignan assez longtemps, et en avoir encore pour revenir. Quelle obligation ne vous aurai-je point, si vous songez à me redonner dans l’été qui vient ce que vous m’avez refusé dans celui-ci ! Il est vrai que de vous voir pour quinze jours m’a paru une peine, et pour vous et pour moi ; et j’ai trouvé plus raisonnable de vous laisser garder toutes vos forces pour cet hiver, puisqu’il est certain que la dépense de Provence étant supprimée, vous n’en faites pas plus à Paris : si, au lieu de tant philosopher, vous m’eussiez, franchement et de bonne grâce, donné le temps que je vous demandais, c’eût été une marque de votre amitié très-bien placée ; mais je n’insiste sur rien, car vous savez vos affaires, et je comprends qu’elles peuvent avoir besoin de votre présence. Voilà comme j’ai raisonné, mais sans quitter en aucune manière du monde l’espérance de vous voir ; car je vous avoue que je la sens nécessaire à la conservation de ma santé et de ma vie. Parlez-moi du Pichon[3], est-il encore timide ? N’avez-vous point compris ce que je vous ai mandé là-dessus ? Le mien n’était point à Bouchain ; il a été spectateur des deux armées rangées si longtemps en bataille. Voilà la seconde fois qu’il n’y manque rien que la petite circonstance de se battre : mais comme deux procédés valent un combat, je crois que deux fois à la portée du mousquet valent une bataille. Quoi qu’il en soit, l’espérance de revoir le pauvre baron gai et gaillard m’a bien épargné de la tristesse. C’est un grand bonheur que le prince d’Orange n’ait point été touché du plaisir et deThonneur d’être vaincu par un héros comme le nôtre. On vous aura mandé comme nos guerriers, amis et ennemis, se sont vus galamment nelV uno, neli altro campo, et se sont fait des présents.

On me mande que le maréchal de Rochefort est très-bien mort à Nancy, sans être tué que de la fièvre double tierce. N’est-il pas vrai que les petits ramoneurs sont jolis[4] ? On était bien las des Amours. Si vous avez encore mesdames de Buous, je vous prie de leur faire mes compliments, et surtout à la mère ; les mères se doivent cette préférence. Madame de Brissac s’en va bientôt ; elle me fît l’autre jour de grandes plaintes de votre froideur pour elle, et que vous aviez négligé son cœur et son inclination, qui la portaient à vous. Nous demeurerons ici, la bonne d’Escars et moi, pour achever nos remèdes. Dites-lui toujours quelque chose ; vous ne sauriez comprendre les soins qu’elle a de moi. Je ne vous ai point dit combien vous êtes célébrée ici, et parle bon Saint-Hérem, et par Bavard, et par mesdames de Brissac et de Longueval.

On me fait prendre tous les jours de l’eau de poulet ; il n’y a rien de plus simple ni de plus rafraîchissant : je voudrais que vous en prissiez, pour vous empêcher de brûler à Grignan. Vous me dites de plaisantes choses sur le beau médecin de Chelles. Le conte des deux grands coups d’épée pour affaiblir son homme est fort bien appliqué. Je suis toujours en peine de la santé de notre cardinal ; il s’est épuisé à lire : en î mon Dieu, n’avait-il pas tout lu ? Je suis ravie, ma fille, quand vous parlez avec confiance de 1 amitié que j’ai pour vous ; je vous assure que vous ne sauriez trop croire combien vous faites toute la joie, tout le plaisir et toute la tristesse de ma vie, ni enfin tout ce que vous m’êtes.


  1. Peut-être faut-il lire Ganat, petite ville près de Vichy.
  2. Anniversaire du jour où madame de Sévigné se sépara de sa fille à Fontainebleau.
  3. Le petit marquis.
  4. Il s’agissait d’un papier d’éventail que madame de Sévigné avait envoyé à madame de Grignan par le chevalier de Buous.