Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 166

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 353-355).

166. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Vichy, lundi au soir I er juin 1676.

Allez vous promener, madame la comtesse, de venir me proposer de ne vous point écrire ; apprenez que c’est ma joie, et le plus grand plaisir que j’aie ici. Voilà un plaisant régime que vous me proposez ! laissez-moi conduire cette envie en toute liberté, puisque je suis si contrainte sur les autres choses que je voudrais faire pour vous ; et ne vous avisez pas de rien retrancher de vos lettres : je prends mon temps ; la manière dont vous vous intéresses à ma santé m’empêche bien de vouloir y faire la moindre altération. Vos réflexions sur les sacrifices que l’on fait à la raison sont fort justes dans l’état où nous sommes : il est bien vrai que le seul amour de Dieu peut nous rendre heureux en ce monde et en/l’autre ; il y a très-longtemps qu’on le dit : mais vous y avez donné un tour qui m’a frappée.

C’est un beau sujet de méditation que la mort d’un maréchal de Rochefort : un ambitieux dont l’ambition est satisfaite, mourir à quarante ans ! c’est quelque chose de bien déplorable. Il a prié, en mourant, la comtesse de Guiche[1] de venir reprendre sa femme à JNancy, et lui laisse le soin de la consoler. Je trouve qu’elle perd par tant de côtés, que je ne crois pas que ce soit une chose aisée. Voilà une lettre de madame de la Fayette, qui vous divertira. Madame de Brissan était venue ici pour une certaine colique ; elle ne s’en est pas bien trouvée : elle est partie aujourd’hui de chez Bavard, après y avoir brillé, et dansé, etfricassé chair et poisson. Le chanoine (madame de Longueval) m’a écrit ; il me semble que j’avais échauffé sa froideur par la mienne ; je la connais, et le moyen de lui plaire, c’est de ne lui rien demander. Madame de Brissacet elle forment le plus bel assortiment de feu et d’eau que j’aie jamais vu. Je voudrais voir cette duchesse faire main-basse dans votre place des Prêcheurs[2], sans aucune considération de qualité ni d’âge ; cela passe tout ce que l’on peut croire. Vous êtes une plaisante idole ; sachez qu’elle trouverait fort bien à vivre où vous mourriez de faim.

Mais parlons delà charmante douche ; je vous en ai fait la description : j’en suis à la quatrième ; j’irai jusqu’à huit. Mes sueurs sont si extrêmes, que je perce jusqu’à mes matelas : je pense que c’est toute l’eau que j’ai bue depuis que je suis au monde. Quand on entre dans ce lit, il est vrai qu’on n’en peut plus ; la tête et tout le corps sont en mouvement, tous les esprits en campagne, des battements partout. Je suis une heure sans ouvrir la bouche, pendant laquelle la sueur commence, et continue deux heures durant ; et, de peur de m’ impatienter, je fais lire mon médecin, qui me plaît : il vous plairait aussi. Je lui mets dans la tête d’apprendre la philosophie de votre père Descartes ; je ramasse des mots que je vous ai ouï dire. Il sait vivre, il n’est point charlatan ; il traite la médecine en galant homme ; enfin il m’amuse. Je vais être seule, et j’en suis fort aise : pourvu qu’on ne m’ôte pas le pays charmant, la rivière d’Allier, mille petits bois, des ruisseaux, des prairies, des moutons, des chèvres, des paysannes qui dansent la bourrée dans les champs, je consens de dire adieu à tout le reste ; le pays seul me guérirait. Les sueurs qui affaiblissent tout le monde me donnent de la force, et me font voir que ma faiblesse venait des superfluités que j’avais encore dans le corps. Mes genoux se portent bien mieux : mes mains ne veulent pas encore, mais elles le voudront avec le temps. Je boirai encore huit jours, du jour de la Fête-Dieu, et puis je penserai avec douleur à m’éloigner de vous. Il est vrai que ce m’eût été une joie bien sensible de vous avoir ici uniquement à moi ; vous y avez mis une clause de retourner chacun chez soi, qui m’a fait transir : n’en parlons plus, ma chère enfant, voilà qui est fait. Songez à faire vos efforts pour venir me voir cet hiver : en vérité, je crois que vous devez en avoir quelque envie, et que M. de Grignan doit souhaiter que vous me donniez cette satisfaction. J’ai à vous dire que vous faites tort à ces eaux de les croire noires : pour noires, non ; pour chaudes, oui. Les Provençaux s’accommoderaient mal de cette boisson : mais qu’on mette une herbe ou une fleur dans cette eau bouillante, elle en sort aussi fraîche que lorsqu’on la cueille ; et, au lieu de griller et de rendre la peau rude, cette eau la rend douce et unie : raisonnez là-dessus. Adieu, ma chère enfant ; s’il faut, pour profiter des eaux, ne guère aimer sa fille, j’y renonce. Vous me mandez des choses trop aimables, et vous l’êtes trop aussi quand vous voulez. N’est-il pas vrai, M. le comte, que vous êtes heureux de l’avoir ? et quel présent vousai-je fait !


  1. Cousine de la maréchale de Rochefort.
  2. Place publique à Aix.