Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 168

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 357-359).

168. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Vichy, jeudi au soir 11 juin 1676.

Vous seriez la bien venue, ma fille, de venir me dire qu’à cinq heures du soir je ne dois pqs vous écrire ; c’est ma seule joie, c’est ce qui m’empêche de dormir. Si j’avais envie de faire un doux sommeil, je n’aurais qu’à prendre des cartes, rien ne m’endort plus sûrement. Si je veux être éveillée, comme on l’ordonne, je n’ai qu’à penser à vous, à vous écrire, à causer avec vous des nouvelles de Vichy : voilà le moyen de m’ôter toute sorte d’assoupissement. J’ai trouvé ce matin à la fontaine un bon capucin ; il m’a humblement saluée ; j’ai fait aussi la révérence de mon côté, car j’honore la livrée qu’il porte. Il a commencé par me parler de la Provence, de vous, de M. de Roquesante, de m’avoir vue à Aix, de la douleur que vous aviez eue de ma maladie. Je voudrais que vous eussiez vu ce que m’est devenu ce bon père, dès le moment qu’il m’a paru si bien instruit ; je crois que vous ne l’avez jamais ni vu ni remarqué ; mais c’est assez de vous savoir nommer. Le médecin que je tiens ici pour causer avec moi ne pouvait se lasser de voir comme naturellement je m’étais attachée à ce père. Je l’ai assuré que s’il allait en Provence, et qu’il vous fît dire qu’il a toujours été avec moi à Vichy, il serait pour le moins aussi bien reçu. Il m’a paru qu’il mourait d’envie de partir pour vous aller dire des nouvelles de ma santé : hors mes mains, elle est parfaite ; et je suis assurée que vous auriez quelque joie de me voir et de m’embrasser en l’état où je suis, surtout après avoir su dans quel état j’étais auparavant. Nous verrons si vous continuerez à vous passer de ceux que vous aimez, ou si vous voudrez bien leur donner la joie de vous voir : c’est où d’Hacqueville et moi nous vous attendons.

La bonne Péquigny[1] est survenue à la fontaine : c’est une machine étrange, elle veut faire tout comme moi, afin de se porter comme moi. Les médecins d’ici lui disent que oui, et le mien se moque d’eux. Elle a pourtant bien de l’esprit avec ses folies et ses faiblesses ; elle a dit cinq ou six choses très-plaisantes. C’est la seule personne que j’aie vue, qui exerce sans contrainte la vertu de libéralité : elle a deux mille cinq cents louis[2], qu’elle a résolu de laisser dans le pays ; elle donne, elle jette, elle habille, elle nourrit les pauvres : si on lui demande une pistole, elle en donne deux ; je n’avais fait qu’imaginer ce que je vois en elle. Il est vrai qu’elle a vingt-cinq mille écus de rente, et qu’à Paris elle n’en dépense pas dix mille. Voilà ce qui fonde sa magnificence ; pour moi, je trouve qu’elle doit être louée d’avoir la volonté avec le pouvoir ; car ces deux choses sont quasi toujours séparées.

Vendredi à midi.

Je viens de la fontaine, c’est-à-dire à neuf heures, et j’ai rendu mes eaux : ainsi, ma très-aimable belle, ne soyez point fâchée que je fasse une légère réponse à votre lettre ; au nom de Dieu, fiezvous à moi, et riez, riez sur ma parole ; je ris aussi quand je puis. Je suis un peu troublée de l’envie d’aller à Grignan, où je n’irai pas. Vous me faites un plan de cet été et de cet automne, qui me plaît et qui me convient. Je serais aux noces de M. de la Garde, j’y tiendrais ma place, j’aiderais à vous venger de Livry ; je chanterais : Le plus sage s’entête et s’engage sans savoir comment. Enfin Grignan et tous ses habitants me tiennent au cœur. Je vous assure que je fais un acte généreux et très-généreux de m’éloigner de vous.

Que je vous aime de vous souvenir si à propos de nos Essais de moralel je les estime et les admire. Il est vrai que le moi de M. de la Garde va se multiplier : tant mieux, tout en est bon. Je le trouve toujours à mon gré, comme à Paris. Je n’ai point eu de curiosité de questionner sur le sujet de sa femme[3] Vous souvient-il de ce que je contais un jour à Corbinelli, qu’un certain homme épousait une femme ? Voilà, me dit-il, un beau détail. Je m’en suis contentée en cette occasion, persuadée que si j’avais connu son nom, vous me l’auriez nommée. Vos dames de Montélimart sont assez bonne à moufler avec leur carton doré[4]. Je reviens à ma santé, elle est trèsadmirable ; les eaux et la douche m’ont extrêmement purgée ; et au lieu de m’affaiblir, elles m’ont fortifiée. Je marche tout comme une autre ; je crains de rengraisser, voilà mon inquiétude ; car j’aime à être comme je suis. Mes mains ne se ferment pas, voilà tout ; le chaud fera mon affaire. On veut m’envoyer au Mont-d’Or, je ne veux pas. Je mange présentement de tout, c’est-à-dire, je le pourrai, quand je ne prendrai plus les eaux. Je me suis mieux trouvée de Vichy que personne, et bien des gens pourraient dire :

Ce bain si chaud, tant de fois éprouvé, M’a laissé comme il m’a trouvé.

Pour moi, je mentirais ; fcar il s’en faut si peu que je ne fasse de mes mains comme les autres, qu’en vérité ce n’est pas la peine de se plaindre. Passez doue votre été gaiement, ma très-chère ; je voudrais bien, vous envoyer pour la noce deux filles et deux garçons qui sont ici, avec le tambour de basque, pour vous faire voir cette bourrée. Enfin les Bohémiens sont fades en comparaison. Je suis sensible à la parfaite bonne grâce : vous souvient-il quand vous me faisiez rougir les yeux, à force de bien danser ? Je vous assure que cette bourrée dansée, sautée, coulée naturellement, et dans une justesse surprenante, vous divertirait. Je m’en vais penser à ma lettre pour M. de ta Garde. Je pars demain d’ici ; j’irai me purger et me reposer un peu chez Bayard, et puis à Moulins, et puis m’éloigner toujours de ce que j’aime passionnément, jusqu’à ce que vous fassiez les pas nécessaires pour redonner la joie et la santé à mon cœur et à mon corps, qui prennent beaucoup de part, comme vous savez, à ce qui touche l’un ou l’autre. Parlez-moi de vos balcons, de votre terrasse, des meubles de ma chambre, et enfin toujours de vous ; ce vous m’est plus cher que mon moi, et cela revient toujours à la même chose.


  1. Claire-Charlotte d’Ailly, mère du duc de Chaulnes.
  2. Le louis valait 10 livres, qui était alors la même somme que 20 d’aujourd’hui, le marc étant à 26 livres.
  3. Le mariage dont il s’agissait ne se fit point, quoiqu’il fut très-avancé. M. de la Garde était cousin de M. de Grignan.
  4. Trait lancé contre la coiffure des femmes de ce canton.