Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 169

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 359-361).

169. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Langlar, chez M. l’abbé Bayard,

lundi 15 juin 167fi.

J’arrivai ici samedi, comme je vous l’avais mandé. Je me purgeai hier pour m’acquitter du cérémonial de Vichy, comme vous vous acquittiez l’autre jour des compliments de province à vos dames de carton. Je me porte fort bien, le chaud achèvera mes mains ; je jouis avec plaisir et modération de la bride qu’on m’a mise sur le cou ; je me promène un peu tard ; je reprends mon heure de me coucher ; mon sommeil se raccoutume avec le matin ; je ne suis plus une sotte poule mouillée ; je conduis pourtant toujours ma barque avec sagesse ; et si je m’égarais, il n’y aurait qu’à me crier, rhumatisme ; c’est un mot qui me ferait bien vite rentrer dans mon devoir. Plût à Dieu, ma fille, que, par un effet de magie blanche ou noire, vous puissiez être ici ! vous aimeriez premièrement les solides vertus du maître du logis ; la liberté qu’on y trouve, plus grande qu’à Fresne ; et vous admireriez le courage et la hardiesse qu’il a eus de rendre une affreuse montagne la plus belle, la plus délicieuse et la plus extraordinaire chose du monde. Je suis assurée que vous seriez frappée de cette nouveauté. Si cette montagne était à Versailles, je ne doute point qu’elle n’eût ses parieurs contre les violences dont l’art opprime la pauvre nature, dans l’effet court et violent de toutes les fontaines. Les hautbois et les musettes font danser la bourrée d’Auvergne aux faunes d’un bois odoriférant, qui fait souvenir de vos parfums de Provence ; enfin, on y parle de vous, on y boit à votre santé : ce repos m’a été agréable et nécessaire.

Je serai mercredi à Moulins, où j’aurai une de vos lettres, sans préjudice de celle que j’attends après dîner. Il y a dans ce voisinage des gens plus raisonnables et d’un meilleur air que je n’en ai vu en nulle autre province ; aussi ont-ils vu le monde et ne l’ont pas oublié. L’abbé Bavard me paraît heureux, et parce qu’il Test, et parce qu’il veut l’être. Pour moi, ma chère comtesse, je ne puis l’être sans vous ; mon âme est toujours agitée de crainte, d’espérance, et surtout de voir, tous les jours, écouler ma vie loin de vous : je ne puis m’accoutumer à la tristesse de cette pensée ; je vois le temps qui court et qui vole, et je ne sais où vous reprendre. Je veux sortir de cette tristesse par un souvenir qui me revient d’un homme qui me parlait en Bretagne de l’avarice d’un certain prêtre : il me disait fort naturellement : « Enfin, madame, « c’est un homme qui mange de la merluche toute sa vie, pour « manger du poisson après sa mort. » Je trouvai cela plaisant, et j’en fais l’application à toute heure. Les devoirs, les considérations nous font manger de la merluche toute notre vie, pour manger du poisson après notre mort.

Je n’ai plus les mains enflées, mais je ne les ferme pas ; et comme j’ai toujours espéré que le chaud les remettrait, j’avais fondé mon voyage de Vichy sur cette lessive dont je vous ai parlé ; et sur les sueurs de la douche, pour m’ôter à jamais la crainte du rhumatisme : voilà ce que je voulais, et ce que j’ai trouvé. Je me sens bien honorée du goût qu’a M. de Grignan pour mes lettres : je ne les crois jamais bonnes ; mais puisque vous les approuvez, je ne leur en demande pas davantage. Je vous remercie de l’espérance que vous me donnez de vous voir cet hiver ; je n’ai jamais eu plus d’envie de vous embrasser. J’aime l’abbé de vous avoir écrit si paternellement ; lui, qui souffre avec peine d’être six semaines sans me voir, ne doit-il pas entrer dans la douleur que j’ai de passer ma vie sans vous-, et dans l’extrême désir que j’ai de vous avoir ?

On dit que madame de Rochefort est inconsolable. Madame de Vaubrun est toujours dans son premier désespoir. Je vous écrirai de Moulins. Je ne fais pas de réponse à la moitié de votre aimable lettre, je n’en ai pas le temps.