Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 181

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 381-383).

181. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 6 novembre 1676.

M’y voici donc arrivée. J’ai dîné chez cette bonne Bagnols ; j’ai trouvé madame de Coulanges dans cette chambre belle et brillante du soleil, où je vous ai tant vue quasi aussi brillante que lui. Cette pauvre convalescente m’a reçue agréablement : elle vous veut écrire deux mots ; c’est peut-être quelque nouvelle de l’autre monde que vous serez bien aise de savoir. Elle m’a conté les transparents : avez-vous ouï parler des transparents ? Ce sont des habits entiers des plus beaux brocarts d’or et d’azur qu’on puisse voir, et par dessus des robes noires transparentes, ou de belle dentelle d’Angleterre, ou de chenilles veloutées sur un tissu, comme ces dentelles d’hiver que vous avez vues : cela compose un transparent qui est un habit noir, et un habit tout d’or, ou d’argent, ou de couleur, comme on le veut, et voilà la mode. C’est avec cela qu’on fit un bal le jour de Saint-Hubert, qui dura une demi-heure ; personne n’y voulut danser. Le roi y poussa madame d’Heudicourt à vive force ; elle obéit ; mais enfin le combat finit, faute de combattants. Les beaux justaucorps en broderie destinés pour Villers-Coterets servent le soir aux promenades, et ont servi à la Saint-Hubert. M. le Prince a mandé de Chantilly aux dames que leurs transparents seraient mille fois plus beaux si elles voulaient les mettre à cru ; je doute qu’elles fussent mieux. Les Grancey et les Monaco n’ont point été de ces plaisirs, à cause que cette dernière est malade, et que la mère des Anges[1] a été à l’agonie. On dit que la marquise de la Ferté y est, depuis dimanche, d’un travail affreux qui ne finit point, et où Bouchet perd son latin.

M. de Langlée a donné à madame de Montespan une robe d’or sur or, rebrodé d’or, rebordé d’or, et par-dessus un or frisé, rebroché d’un or mêlé avec un certain or, qui fait la plus divine étoffe qui ait jamais été imaginée : ce sont les fées qui ont fait cet ouvrage en secret ; âme vivante n’eu avait connaissance. On la voulut donner aussi mystérieusement qu’elle avait été fabriquée. Le tailleur de madame de Montespan lui apporta l’habit qu’elle lui avait ordonné ; il en avait fait le corps sur des mesures ridicules : voilà des cris et des gronderies, comme vous pouvez le penser ; le tailleur dit en tremblant : « Madame, comme le temps « presse, voyez si cet autre habit que voilà ne pourrait point « vous accommoder, faute d’autre. » On découvrit l’habit : Ah ! la belle chose ! ah ! quelle étoffe ! vient-elle du ciel ? Il n’y en a point de pareille sur la terre. On essaye le corps ; il est à peindre. Le roi arrive ; le tailleur dit : Madame, il est fait pour vous. On comprend que c’est une galanterie ; mais qui peut l’avoir faite ? C’est Langlée, dit le roi. C’est Langlée assurément, dit madame de Montespan ; personne que lui ne peut avoir imaginé une telle magnificence ; c’est Langlée, c’est Langlée : tout le monde répète, C’est Langlée ; les échos en demeurent d’accord, et disent, C’est Langlée : et moi, ma fille, je vous dis, pour être à la mode, C’est Langlée.


  1. La maréchale de Grancey.