Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 200

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 412-414).

200. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.[modifier]

À Paris, ce 12 octobre 1678.

J’ai reçu deux de vos lettres, mon cousin. Dans l’une vous me contez votre vie, et de quelle manière vous vous divertissez. Je trouve que vous avez une très-bonne compagnie, et que vous faites un très-bon usage de tout ce qui peut contribuer à vous faire une société agréable ; et si nous étions dans un règne moins juste que celui-ci, on pourrait bien vous changer un exil que vous rendez trop agréable, comme on fit à un Romain. On apprit qu’il passait la plus douce vie du monde dans une île où il était exilé ; on le rappela à Rome, et on le condamna à y vivre avec sa femme. Je suis charmée que vous me promettiez de m’ aimer, ma nièce de Coligny et vous. Je suis ravie de vous plaire, et d’être estimée de vous deux. Nous nous mîmes l’autre jour à parler d’elle, ma fille, M. de Corbiuelli et moi ; en vérité, elle fut célébrée dignement ; et l’un des plus beaux endroits que nous trouvassions en elle fut la tendresse et rattachement qu’elle a pour vous, et le plaisir quelle prend à adoucir votre exil ; cela vient d’un fonds héroïque. Mademoiselle de Scudéri dit que la vraie mesure du mérite se doit prendre sur l’étendue de la capacité qu’on a d’aimer. Jugez par là du prix de votre fille*. Il faut louer aussi ceux qui sont dignes d’être aimés. Ceci vous regarde, mon cousin.

Au reste, je vous réponds de votre incorruptibilité tant que vous serez ensemble.

L’armée de M. de Luxembourg n’e§ t point encore séparée ; les goujats parlent même du siège de Trêves ou de Juliers. Je serai au désespoir, s’il faut que je reprenne encore les pensées delà guerre. Je voudrais fort que mon fils et mon bien ne fussent plus exposés à leurs glorieuses souffrances. Il est triste de s’avancer dans le pays de la misère ; c’est ce qui est indubitable dans votre métier : vous sauriez bien m’en dire des nouvelles.

Vous savez, je crois, que madame de Meckelbourg, s’en allant en Allemagne, a passé par l’armée de son frère[1]. Elle y a été trois jours comme Armide, au milieu de tous ces honneurs militaires qui ne se rendent pas à petit bruit. Je ne puis comprendre comment elle put songer à moi en cet état. Elle fit plus, elle m’écrivit une lettre fort honnête qui me surprit extrêmement ; car je n’ai aucun commerce avec elle. Elle pourrait faire dix campagnes et dix voyages en Allemagne sans penser à moi, que je ne serais pas en droit de m’en plaindre. Je lui mandai que j’avais bien lu des princesses dans les armées, se faisant adorer et admirer de tous les princes, qui étaient autant d’amants : mais que je n’en avais jamais vu une qui, dans ce triomphe, s’avisât d’écrire à une ancienne amie qui n’avait point la qualité de confidente de la princesse.

M. de Brandebourg et les Danois ont si bien chassé les Suédois de l’Allemagne, que cet électeur n’a plus rien à faire qu’à venir joindre nos ennemis. On craint que cela ne retarde la paix des Allemands.

La cour est à Saint-Cloud ; le roi veut aller à Versailles : mais il semble que Dieu ne le veuille pas, par l’impossibilité de faire que les bâtiments puissent le recevoir, et par la mortalité prodigieuse des ouvriers, dont on emporte toutes les nuits, comme de l’Hôtel- Dieu, des chariots pleins de morts : on cache cette triste marche pour ne pas effrayer les ateliers ; et ne pas décrier l’air de ce favori sans mérite. Vous savez ce bon mot sur Versailles. Nous sommes revenus de Livry plus tôt que nous ne voulions, à cause d’une fièvre qui prit fortement à Tune de mesdemoiselles de Grignan. Nous nous raccoutumons à la bonne ville insensiblement. Nous pleurions quasi quand nous quittâmes notre forêt. Le bon Corbinelli est enrhumé et garde la chambre. La santé de ma fille, qui nous donnait quelque espérance de se rétablir, est redevenue maladie, c’est-à-dire une extrême délicatesse : cela ne l’empêche pas de vous aimer et de vous honorer.


  1. Le maréchal de Luxembourg.