Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 201

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 414-416).

201. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.[modifier]

À Paris, ce 18 décembre 1678.

gens heureux ! ô demi-dieux ! si vous êtes au-dessus de la rage de la bassette, si vous vous possédez vous-mêmes, si vous prenez le temps comme Dieu l’envoie, si vous regardez votre exil comme une pièce attachée à l’ordre de la Providence, si vous ne retournez point sur le passé pour vous repentir de ce que vous fîtes il y a trente ans, si vous êtes au-dessus de l’ambition et de l’avarice ; enfin, ô gens heureux ! ô demi-dieux ! si vous êtes toujours comme je vous ai vus, et si vous passez paisiblement votre hiver à Autun avec la bonne compagnie que vous me marquez. Notre ami Corbinelli vous écrit dans ma lettre. M. le cardinal de Retz, le plus généreux et le plus noble prélat du monde, a voulu lui donner une marque de son amitié et de son estime. Il le reconnaît pour son allié[1] ; mais bien plus pour un homme aimable et fort malheureux. Il a trouvé du plaisir à le tirer d’un état où M. de Vardes l’a laissé, après tant de souffrances pour lui, et tant de services importants ; et enfin il lui porta avant- hier deux cents pistoles pour une année de la pension qu’il lui veut donner. Il y a longtemps que je n’ai eu une joie si sensible. La sienne est beaucoup moindre ; il n’y a que sa reconnaissance qui soit infinie ; sa philosophie n’en est pas ébranlée ; et comme je sais que vous l’aimez, je suis assurée que vous serez aussi aise que moi.

Pour revenir à la bassette, c’est une chose qui ne se peut représenter. On y perd fort bien cent mille pistoles en un soir. Pour moi, je trouve que passé ce qui se peut jouer d’argent comptant r le reste est dans les idées, et se joue au racquit, comme font les petits enfants. Le Roi paraît fâché de cet excès. Monsieur a mis toutes ses pierreries en gage. Vous aurez appris que la paix d’Espagne est ratifiée ; je crois que celle d’Allemagne suivra bientôt.

La pauvre belle comtesse est si pénétrée de ce grand froid, qu’elle m’a priée de vous faire ses excuses, et de vous assurer de ses véritables et sincères amitiés, et à madame de Coligny. Sa poitrine, son encre, sa plume, ses pensées, tout est gelé. Elle vous assure que son cœur ne l’est pas ; je vous en dis autant du mien, mes chers enfants. Quand je veux penser à quelque chose qui me plaise, je songe à vous deux. Je vis l’autre jour ma nièce de Sainte-Marie ; au travers de cette sainteté, on voit bien qu’elle est votre fille.

Mais, hélas ! que dites-vous de l’affliction de M. de Navailles, qui perd son fils d’une légère maladie, après l’avoir vu exposé mille fois aux dangers de la guerre ? La prudence humaine qui faisait amasser tant de trésors, et faire de si grands projets pour l’établissement de ce garçon, me fait bien rire quand elle est confondue à ce point-là. Je vous demande beaucoup d’amitié pour M. Jeannin de ma part.

Monsieur de Corbinelli.

J’ai vu un mot de vous, monsieur, qui m’a fait un grand plaisir. Si j’écoutais mon enthousiasme, je vous écrirais une grosse lettre de remercîments ; c’est-à-dire que, par l’emportement de ma reconnaissance, je tomberais dans l’ingratitude ; car c’est ainsi qu’on doit appeler une grosse lettre de moi. Mon Dieu ! que je conçois bien Je plaisir qu’il y aurait d’être en tiers avec vous et madame de Coligny, et d’y parler à cœur ouvert auprès d’un grand feu à Chaseu ! J’irai un jour, et je me promets à moi-même cette satisfaction : car vous savez que c’est toujours soi qu’on cherche à satisfaire sur toutes choses, et qu’il n’y a véritablement qu’une passion, qui est l’amourpropre. Je me propose d’examiner avec vous deux bien des choses, et de vous inspirer un sentiment de mépris pour l’approbation du public sur bien des gens qui ne la méritent pas. J’aime à examiner même les choses qui me plaisent, afin de voir si je ne me suis point trompé. Je vous demande que nous fassions ensemble la même démarche. Nous parlerons de la cour, de la guerre, de la politique, des vertus, des passions et des vices, en honnêtes gens.

Au reste, je me suis avisé défaire des remarques sur cent maximes de M. de la Rochefoucauld. J’en suis à examiner celle-ci :

La bonne grâce est au corps ce que le bon sens est à l’esprit[2].

Je demande à votre tribunal si elle est facile à entendre, et quel rapport ou proportion il y a entre bonne grâce et bon sens ?

Je trouve qu’on se sert de mots dans la conversation qui, étant examinés, sont ordinairement équivoques, et qui, à force de les sasser, ne signifient point, dans la plupart des expressions, ce qu’il semble à tout le monde qu’ils doivent signifier. Par exemple, je demande à madame de Coligny qu’elle me définisse la bonne grâce, et qu’elle me marque bien la différence avec le bon air ; qu’elle me dise celle de bon sens et de jugement, celle de raison et de bon sens, celle de bon esprit et de bon sens, celle de génie et de talent, celle de l’humeur, du caprice et de la bizarrerie ; de l’ingénuité et de la naïveté ; de l’honnêteté, de la politesse et de la civilité ; du plaisant, de l’agréable et du badin. Ne vous amusez pas à me dire que ce sont la plupart des synonymes ; c’est le langage ou des paresseux ou des ignorants. Je suis après à définir tout, bien ou mal, il n’importe. Faites la même chose, je vous en prie. Que dites-vous de la vente de notre charge ? c’est le roi qui l’achète ; il n’en veut donner que six cent mille francs ; on dit cependant que Tilladet l’aura, et que le chevalier Colbert aura celle de Tilladet. O gens heureux ! ô demi-dieux !


  1. Antoine de Gondi avait épousé, en 1463, Madeleine de Corbinelli,
  2. C’est la maxime 67 du duc de la Rochefoucauld.