Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 209

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 426-428).

209. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Livry, vendredi 6 octobre 1679.

Vous avez trouvé le vent contraire ; je n’en suis guère surprise : vous êtes destinée à ce malheur, soit sur le Rhône, ou sur la terre. C’est en vérité, ma chère enfant, un grand chagrin en quelque endroit que ce soit, et je comprends fort aisément l’embarras où vous avez été. Il y a même du péril, et vous fîtes très-sagement d’honorer de votre présence le lieu où M. de Vardes s’est baigné, plutôt que de vous opiniâtrer à gagner Valence : il faut céder à la furie des vents.

Il est venu ici un père Morel de l’Oratoire ; c’est un homme admirable : il a amené Saint- Aubin, qui nous est demeuré. Je voudrais que M. de Grignan eût entendu ce père ; il ne croit pas qu’on puisse, sans péché, donner à ses plaisirs, quand on a des créanciers : ces dépenses lui paraissent des vols qui nous ôtent le moyen de faire justice. Vraiment, c’est un homme bien salé ; il ne fait aucune composition. Mais parlons de Pauline {de Grignan): l’aimable, la jolie petite créature ! hélas ! ai-je été jamais si jolie qu’elle ? on dit que je l’étais beaucoup. Je suis ravie qu’elle vous fasse souvenir de moi : je sais bien qu’il n’est pas besoin décela ; mais enfin j’en ai une joie sensible, vous me la dépeignez charmante, et je crois précisément tout ce que vous m’en dites : gardez-la, ma fille, ne vous privez pas de ce plaisir : la Providence en aura soin. Je vous conseille de ne vous point défendre de la tendresse qu’elle vous inspire, quand vous devriez la marier en Béarn. Mesdemoiselles de Grignan ont eu grande raison de trouver le château de leurs pères très-beau : mais, mon Dieu, quelles fatigues pour y parvenir ! que de nuits sur la paille, et sans dormir, et sans manger rien de chaud ! Ma chère fille, vous ne me dites pas comme vous vous en portez, et comme cette poitrine en est échauffée, et comme votre sang en est irrité. Quelle circonstance à notre séparation, que la crainte trop bien fondée que j’ai pour votre santé ! Je crois entendre cette bise qui vous ôte la respiration. Hélas ! pouvais-je me plaindre en comparaison de ce que je souffre, quand je n’avais que votre absence à supporter ? Je croyais qu’on ne pouvait pas être pis ; on n’imagine rien au delà : j’ignorais la peine où je suis ; je la trouve si dure à supporter, que je regarderais comme une tranquillité l’état où j’étais alors. Encore si je pouvais me fier à vous, et me consoler dans l’espérance que vous aurez soin et pitié de vous et de moi, que vous donnerez du temps à vous reposer, à vous rafraîchir, à prendre ce qui peut apaiser votre sang ! mais je vous vois peu attentive à votre personne, dormant peu, mangeant peu, et cette écritoire toujours ouverte. Ma fille, si vous m’aimez, donnez-moi quelque repos, en prenant soin de vous. Ma chère Pauline, ayez soin de votre belle maman. Pour moi, je me porte très-bien.

Il a fait le plus beau temps du monde. Le bon abbé est parfaitement guéri ; son rhume est allé avec sa fièvre : l’Anglais est un homme divin. Nous ne pensons point à faire un plus long voyage que Livry. Il reste une certaine timidité après les grandes maladies, qui ne permet pas qu’on s’éloigne du secours.

J’écrirai à Pellisson pour le frère de Montgobert, j’y ferai comme pour ma cure. Vous n’avez qu’à me donner toutes sortes de commissions : c’est le plus aimable amusement que je puisse avoir en votre absence. En voici un que j’ai trouvé ; c’est un tome de Montaigne, que je ne croyais pas avoir apporté : ah, l’aimable homme ! qu’il est de bonne compagnie ! c’est mon ancien ami ; mais à force d’être ancien, il m’est nouveau. Je ne puis lire qu’avec les larmes aux yeux ce que dit le maréchal de Montluc du regret qu’il a de ne s’être pas communiqué à son fils, et de lui avoir laissé ignorer la tendresse qu’il avait pour lui. Lisez cet endroit-là, je vous prie, et me dites comme vous vous en trouverez ; c’est à madame d’Estissac, De l’amour des pères envers leurs enfants[1]. Mon Dieu, que ce livre est plein de bon sens !

Mon fils triomphe aux états ; il vous fait toujours mille amitiés ; c’est plus d’attention pour votre santé, plus de crainte que vous ne soyez pas assez forte : enfin cépigeonest tout à fait tendre. Je lui dis aussi vos amitiés : je suis conciliante, comme dit Langlade. J’ai une envie extrême de savoir si vous serez bien reposée, et si Guisoni ne vous aura point donné quelques conseils que vous ayez suivis. On dit que la glace est bien contraire à votre poitrine ; vous n’êtes plus en état de prendre sur vous, tout y est pris : ce qui reste tient à votre vie. Le bon abbé me disait tantôt que je devrais vous demander Pauline ; qu’elle me donnerait delà joie, de Famusement, et que j’étais plus capable que je n’ai jamais été de la bien élever : j’ai été ravie de ce discours ; mettons-le cuire, nous y songerons quelque jour. Il me vient une pensée, que vous ne voudriez pas me la donner, et que vous n’avez pas assez bonne opinion de moi. Ma fille, cachez-moi cette idée, si vous l’avez ; car je sens q\ie c’est une injustice, et que vous ne me connaissez pas : je serais délicieusement occupée à conserver toutes les merveilles de cette petite.

Mesdemoiselles de Grignan, ne l’aimez-vous pas bien ? Vous devriez m’écrire, et me conter mille choses, mais naturellement, et sans vous en faire une affaire, et me dire surtout comment se porte votre chère marâtre : cela vous accoutumerait à écrire facilement comme nous. Je voudrais bien que le petit continuât à jouer au mail : qu’on le fasse plutôt jouer à gauche alternativement, que de le désaccoutumer de jouer à droite, et d’être adroit. Saint- Aubin a trouvé un mail ici, il y joue très-bien. Je lui dis des choses admirables de sa petite Camuson, et je lui demande les chemins qui l’ont conduit de la haine et du mépris que nous avons vus, à l’estime et à la tendresse que nous voyons : il est un peu embarrassé ; il mange des poids chauds, comme dit M. de la Rochefoucauld, quand quelqu’un ne sait que répondre.

M. de Grignan, je vous observe ; je vous vois venir ; je vous assure que si vous ne me dites rien vous-même de la santé de madame votre femme, après les horribles fatigues de son voyage, je serai bien mal contente de vous. Cela répondrait-il, en effet, à ce que vous me disiez en partant : Fiez-vous à moi, je vous réponds de tout ? Je crains bien que vous n’observiez cette santé que superficiellement. Si je reçois un mot de vous, comme je l’espère, je vous ferai une grande réparation.


  1. On sait que J. J. Rousseau a pris dans ce chapitre beaucoup de pensées et d’expressions qui font l’ornement de son Émile.