Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 210

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 429-431).

210. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 20 octobre 167D.

Quoi ! vous pensez m’écrire de grandes lettres, sans me dire un mot de votre santé ! je pense, ma chère enfant, que vous vous moquez de moi ; pour vous punir, je vous avertis que j’ai fait de ce silence tout le pis que j’ai pu ; j’ai compris que vous aviez bien plus de mal aux jambes qu’à l’ordinaire, puisque vous ne m’en disiez rien, et qu’assurément si vous vous fussiez un peu mieux portée, vous eussiez été pressée de me le dire : voilà comme j’ai raisonné. Mon Dieu, que j’étais heureuse quand j’étais en repos sur votre santé ! et qu’avais-je à me plaindre auprès des craintes que j’ai présentement ? Ce n’est pas qu’à moi qui suis frappée des objets, et qui aime passionnément votre personne, la séparation ne soit un grand mal ; mais la circonstance de votre délicate santé est si sensible, qu’elle en efface l’autre. Mandez-moi désormais l'.état où vous êtes, mais avec sincérité. Je vous ai mandé tout ce que je savais pour vos jambes ; si vous ne les tenez chaudement, vous ne serez jamais soulagée : quand je pense à ces jambes nues deux ou trois heures le matin pendant que vous écrivez ; mon Dieu ! ma chère, que cela est mauvais ! Je verrai bien si vous avez soin de moi. Je me purgerai lundi pour l’amour de vous ; il est vrai que le mois passé je ne pris qu’une pilule ; j’admire que vous l’ayez sentie ; je vous avertis que je n’ai aucun besoin de me purger ; c’est à cause de cette eau, et pour vous ôter de peine. Je hais bien toutes ces fièvres qui sont autour de vous.

Le chevalier vous mande toutes les nouvelles ; il en sait plus que moi, quoiqu’il soit un peu incommodé de son bras, et par consé^ q tient assez souvent dans sa chambre. Je fus le voir hier, et le bel abbé ; il me faut toujours quelque Grignan ; sans cela il me semble que je suis perdue. Vous savez comme M. de la Salle a acheté la charge de ïilladet ; c’est bien cher de donner cinq cent mille francs pour être subalterne de M. de Marsillac : j’aimerais mieux, ce me semble, les subalternes des charges de guerre. On parle fort du mariage de Bavière. Si l’on faisait des chevaliers {de tordre), ce serait une belle affaire ; je vois bien des gens qui ne le croient pas. J’ai reçu une lettre de bien loin, que je vous garde ; elle est pleine de tout ce qu’il y a au monde de plus reconnaissant, et d’un tour admirable. Pour le pauvre Corbinelli, je ne sais point de cœur meilleur que le sien ; et pour son esprit, il vous plaisait autrefois : il regarde avec respect la tendresse que j’ai pour vous ; c’est un original qui lui fait connaître jusqu’où le cœur humain peut s’étendre : il est bien loin de me conseiller de m’opposer à cette pente ; il connaît la force des conseils sur de pareils sujets. Le changement de mon amitié pour vous n’est pas un ouvrage de la philosophie, ni des raisonnements humains : je ne cherche point à me défaire de cette chère amitié, ma fille ; si dans l’avenir vous me traitez comme on traite une amie, votre commerce sera charmant ; j’en serai comblée de joie, et je marcherai dans des routes nouvelles. Si votre tempérament peu communicatif, comme vous le dites, vous empêche encore de me donner ce plaisir, je ne vous en aimerai pas moins ; n’êtes-vous pas contente de ce que j’ai pour vous ? en désirez-vous davantage ? Voilà votre pis aller. Nous parlions de vous l’autre jour, madame de la Fayette et moi : nous trouvâmes qu’il n’y avait au monde que madame de Rohan[1] et madame de Soubise qui fussent ensemble aussi bien que nous y sommes ; et où trouverez-vous une fille qui vive avec sa mère aussi agréablement que vous faites avec moi ? Nous les parcourûmes toutes ; en vérité nous vous fîmes bien de la justice, et vous auriez été contente d’entendre tout ce que nous disions. Il me paraît qu’elle a bien envie de servir M. de Grignan ; elle voit bien clair à l’intérêt que j’y prends, et je suis sure qu’elle sera alerte sur les chevaliers[2], et surtout le mariage se fera dans un mois, malgré l’écrevisse qui prend l’air tant qu’elle peut ; mais elle sera encore fort rouge en ce temps là. Madame de k Fayette prend des bouillons de vipères, qui lui redonnent une âme et des forces à vue d’œil ; elle croit que cela vous serait admirable. On coupe la tête et la queue à cette vipère ; on l’ouvre, on l’écorche, et toujours elle remue ; une heure, deux heures, on la voit toujours remuer : nous comparâmes cette quantité d’esprits si difficiles à apaiser, à de vieilles passions, et surtout à celles de ce quartier[3] ; que ne leur fait-on point ? On dit des injures, des rudesses, des cruautés, des mépris, des querelles, des plaintes, des rages ; et toujours elles remuent, on n’en saurait voir la fin : on croit que quand on leur arrache le cœur c’en est fait, et qu’on n’en entendra plus parler ; point du tout, elles sont encore en vie, elles remuent encore. Je ne sais pas si cette sottise vous paraîtra comme à nous ; mais nous étions en train de la trouver plaisante : on en peut faire souvent l’application.

Voici des affaires qui vous viennent, je crois que vous allez à Lambesc ; il faut tâcher de se bien porter, de rajuster un peu les deux houts de l’année qui sont dérangés, et les jours passeront : j’ai vu que j’en étais avare ; je les jette à la tête présentement. Je m’en retourne à Livry jusqu’après la Toussaint : j’ai encore besoin de cette solitude, je n’y veux mener personne ; je lirai, je tâcherai de songer à ma conscience ; l’hiver sera encore assez long.

Votre pigeon est aux Rochers comme un ermite, se promenant dans ses bois : il a fort bien fait aux états : il avait envie d’être amoureux d’une mademoiselle de la Coste. Il faisait tout ce qu’il pouvait pour la trouver un bon parti, mais il n’a pu. Cette affaire a une côte rompue ; cela est joli. Il s’en va à Bodégat, de là au Buron, et reviendra à Noëlavec M. d’Harouïs etM. de Coulanges. Ce dernier a fait des chansons extrêmement jolies ; mesdemoiselles, je vous les enverrai. Il y avait à Rennes une mademoiselle Descartes, propre nièce de votre père (Descartes), qui a de l’esprit comme lui ; elle fait très-bien des vers. Mon fils vous parle, vous apostrophe, vous adore, ne peut plus vivre sans son pigeon ; il n’y a personne qui n’y fût trompé. Pour moi, je crois son amitié fort bonne, pourvu qu’on la connaisse pour être tout ce qu’il en sait ; peut-on lui en demander davantage ? Adieu, ma très-chère et très-aimable ; je ne veux pas entreprendre de vous dire combien je vous aime ; je crois qu’à la fin ce serait un ennui. Je fais mille amitiés à M. de Grignan, malgré son silence. J’étais ce matin avec le chevalier et M. de la Garde : toujours pied ou aile de cette famille. Mesdemoiselles, comment vous portez-vous, et cette fièvre qu’est-elle devenue ? Mon cher petit marquis, il me semble que votre amitié est considérablement diminuée ; que répond-il ? Pauline, ma chère Pauline, où êtes-vous, ma chère petite ?


  1. Marguerite, duchesse de Rohan, veuve de Henri Chabot, et Anne de Rohan-Chabot, sa fille, mariée au prince de Soubise.
  2. Allusion aux promotions de l’ordre du Saint-Esprit.
  3. Madame de la Fayette habitait vis-à-vis le petit Luxembourg, où logeait mademoiselle de Montpensier.