Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 221

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 458-460).

221. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M rae DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, dimanche 17 mars 168a

Quoique cette lettre ne parte que mercredi, je ne puis m’empêcher de la commencer aujourd’hui, pour vous dire que M. de la Rochefoucauld est mort cette nuit. J’ai la tête si pleine de ce malheur, et de l’extrême affliction de notre pauvre amie {madame de la Fayette), qu’il faut que je vous en parle. Hier samedi, le remède de l’Anglais avait fait des merveilles ; toutes les espérances de vendredi, que je vous écrivais, étaient augmentées ; on chantait victoire, la poitrine était dégagée, la tête libre, la fièvre moindre, des évacuations salutaires ; dans cet état, hier à six heures, il tourne à la mort : tout d’un coup les redoublements de fièvre, l’oppression, les rêveries ; en un mot, la goutte l’étrangle traîtreusement ; et quoiqu’il eût beaucoup de force, et qu’il ne fut point abattu des saignées, il n’a fallu que quatre ou cinq heures pour l’emporter ; et à minuit il a rendu l’âme entre les mains de M. de Condom. M. de Marsillacnel’a point quitté d’un moment ; il est dans une affliction qui ne peut se représenter : cependant, ma fille, il retrouvera le roi et la cour ; toute sa famille se retrouvera à sa place : mais où madame de la Fayette retrouvera-t-elle un tel ami, une telle société, une pareille douceur, un agrément, une confiance, une considération pour elle et pour son fils ? Elle est infirme, elle est toujours dans sa chambre, elle ne court point les rues. M. de la Rochefoucauld était sédentaire aussi ; cet état les rendait nécessaires l’un à l’autre, et rien ne pouvait être comparé à la confiance et aux charmes de leur amitié. Songez-y, ma fille, vous trouverez qu’il est impossible de faire une perte plus considérable, et dont le temps puisse moins consoler. Je n’ai pas quitté cette pauvre amie tous ces jours-ci ; elle n’allait point faire la presse parmi cette famille ; en sorte qu’elle avait besoin qu’on eût pitié d’elle. Madame de Coulanges a très-bien fait aussi, et nous continuerons quelque temps encore aux dépens de notre rate, qui est toute pleine de tristesse. Voilà en quel temps sont arrivées vos jolies petites lettres, qui n’ont été admirées jusqu’ici que de madame de Coulanges et de moi : quand le chevalier sera de retour, il trouvera peut être un temps propre pour les donner ; en attendant, il faut en écrire une de douleur à M. de Marsillac ; il met en honneur toute la tendresse des enfants, et fait voir que vous n’êtes pas seule ; mais, en vérité, vous ne serez guère imités. Toute cette tristesse m’a réveillée ; elle me représenta l’horreur des séparations, et j’en ai le cœur serré.

Mercredi 20 mars.

Il est enfin mercredi. M. de la Rochefoucauld est toujours mort, et M. de Marsillac toujours affligé et si bien enfermé, qu’il ne semble pas qu’il songe à sortir de cette maison. La petite santé de madame de la Fayette soutient mal une pareille douleur ; elle en a la fièvre ; et il ne sera pas au pouvoir du temps de lui ôter l’ennui de cette privation. Sa vie est tournée d’une manière qu’elle le trouvera tous les jours à dire : vous devez m’écrire tout au moins quelque chose pour elle.

Je suis troublée de votre santé et du voyage que vous faites. Vous n’irez pas en Barbarie, mais il y aura bien de la barbarie si cette fatigue vous fait du mal. Il est vrai que de penser à ces deux bouts de la terre où nous sommes plantées est une chose qui fait frémir, et surtout quand je serai près de notre Océan, pouvant aller aux Indes comme vousen Afrique. Je vousassure quemoncœur ne regarde point cet éloignement avec tranquillité. Si vous saviez le trouble que me donne le moindre retardement de vos lettres, vous jugeriez bien aisément de ce que je souffrirai dans mon chien de voyage. Je n’ai point revu nos Grignans ; ils sont à St.- Germain, le chevalier à son régiment. On m’a voulu mener voir M, ne la Dauphine : en vérité, je ne suis pas si pressée. M. de Coulanges l’a vue : le premier coup d’œil est à redouter, comme dit Sanguin ; mais il y a tant d’esprit, de mérite, de bonté, de manières charmantes, qu’il faut l’admirer : s il faut honorer Cybèle, il faut encore plus l’aimer[1]. On ne conte que ses dits pleins d’esprit et de raison. La faveur de madame de Maintenon augmente tous les jours. Ce sont des conversations infinies avec Sa Majesté, qui donne à madame la Dauphine le temps qu’il donnait à madame de Montespan ; jugez de l’effet que peut faire un tel retranchement. Le char gris[2] est d’une beauté étonnante ; elle vint l’autre jour au travers d’un bal, par le beau milieu de la salle, droit au roi, et sans regarder ni à droite, ni à gauche ; on lui dit qu’elle ne voyait pas la reine, il était vrai : on lui donna une place ; et quoique cela fit un peu d’embarras, on dit que cette action d’une imbenecida fut extrêmement agréable : il y aurait mille bagatelles à conter sur tout cela.

Votre frère est fort triste à sa garnison ; je pense que la rencontre de vos esprits animaux, quoique de même sang, ne déterminera point les siens à penser comme vous. Votre période m’a paru très-belle, je doute-que j’y réponde ; mais il n’importe, vous voyez fort bien ce que je veux dire. Vous me paraissez si contente de la fortune de vos beaux-frères, que vous ne comptez plus sur la vôtre, vous vous retirez derrière le rideau : je vous ai mandé comme cela me blesse le cœur, et me paraît injuste. N’admirez- vous point que Dieu m’a ôté encore cet amusement de parler de vos intérêts avec M. delà Rochefoucauld, qui s’en occupait fort obligeamment ? De sorte qu’ayant aussi perdu M. de Pomponne, je n’ai plus le plaisir de croire que je puisse jamais vous être bonne à rien du tout. Je n’ai jamais vu tant de choses extraordinaires qu’il s’en est passé depuis que vous êtes partie. J’apprends que le jeune évêque d’Évreux est le favori du vieux, et que ce dernier a écrit au roi pour le remercier de lui avoir donné un tel successeur.


  1. Voyez la scène viii du Ier acte de l’opéra d’Atys.
  2. Mademoiselle de Fontanges.