Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 220

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 457-458).

220. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 28 février 1680.

Nai-je pas raison de dire, ma fille, que tout ce qui est arrivé aux Grignans en quatre jours vous rapproche de ce pays ? Il est impossible qu’ayant si bien fait pour les cadets, on ne fasse pour l’aîné. Je crois que le temps en viendra ; il n’était pas encore venu l’année passée ; les bienfaits n’étaient pas ouverts comme ils le sont présentement.

M. de la Rochefoucauld nous conta hier qu’à Bruxelles la comtesse de Soissons avait été contrainte de sortir doucement de l’église, et que l’on avait fait une danse de chats liés ensemble, ou, pour mieux dire, une criaillerie par malice, et un sabbat si épouvantable, qu’ayant crié en même temps que c’étaient des diables et des sorciers qui la suivaient, elle avait été obligée, comme je vous dis, de quitter la place, pour laisser passer cette folie, qui ne vient pas d’une trop bonne disposition des peuples. On ne dit rien de M. de Luxembourg. Cette Voisin ne nous a rien produit de nouveau : elle a donné gentiment son âme au diable tout au beau milieu du feu ; elle n’a fait que passer de l’un à l’autre.

Vous me dites sur les échecs ce que j’ai souvent pensé ; je ne trouve rien qui rabaisse tant l’orgueil ; ce jeu fait sentir la misère et les bornes de l’esprit : je crois qu’il serait fort utile à quelqu’un qui aimerait ces réflexions. Mais, d’un autre côté, cette prévoyance, cette pénétration, cette prudence, cette justesse à se défendre, cette habileté pour attaquer, le bon succès de sa bonne conduite, tout cela charme, et donne une satisfaction intérieure qui pourrait bien nourrir l’orgueil. Je n’en suis donc pas encore bien guérie, et je veux être un peu plus persuadée de mon imbécillité.

Nous sommes présentement occupés du voyage du roi : nous ne songions pas à M. de Luxembourg quatre jours après ; le tourbillon nous emporte, nous n’avons pas le loisir de nous arrêter si longtemps sur une même chose : nous sommes surchargés d’affaires. Le roi a reçu plusieurs lettres de ces dames, qui assurent que madame la Dauphine est bien plus aimable qu’on ne l’avait dit ; elles en sont contentes au dernier point : elle est fille et petite-fille de deux princesses fort caressantes : je ne sais si c’est bien l’air d’ici, nous verrons. Cette princesse d’Allemagne reçut en passant le compliment des députés de Strasbourg ; elle leur dit : « Messieurs, parlez-moi français, je n’entends plus l’allemand. » Elle n’a point regretté son pays, elle est toute Française. Elle a écrit à M. le Dauphin avec des nuances de style, selon qu’elle a été près d’être sa femme, qui ont marqué bien de l’esprit : c’est à Monseigneur à mettre la dernière couleur, et à lui faire oublier le pays qu’elle quitte avec tant de joie. Madame de Maintenon a mandé au roi que sa personne est aimable, sa taille parfaite, et que, parmi cette envie de dire toujours tout ce qui peut plaire, il y a bien de l’esprit et de la dignité. Adieu, ma très-chère, il ne faut pas vous épuiser en lecture, non plus qu’en écriture : je souhaite que votre rhume ait passé légèrement par-dessus votre délicatesse.