Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 230

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 479-481).

230. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Nantes, vendredi 17 mai 1680.

Je vous assure, ma fille, qu’il m’ennuie ici. M. de Molac, ni les madames qui me font tant d’honnêtetés, ne me consolent point de n’être pas dans mes bois ; car je ne pense pas encore à Paris. Ce sont donc les Rochers que je respire, c’est mon Rochecourbière[1] ; c’est d’être dans de belles allées, et non pas dans une fausse représentation d’une société qui n’a rien d’agréable pour moi. Ma consolation, c’est d’être à mes Filles de Sainte-Marie ; elles sont aimables ; elles ont conservé une idée de vous, dont elles me font leur cour : elles ne sont point folles, ni prévenues, comme celles que vous connaissez ; elles ne croient point le pape d’aujourd’hui {Innocent XI)[2] hérétique ; elles savent leur religion ; elles ne jetteront point par terre l’Écriture sainte, parce qu’elle est traduite par les plus honnêtes gens du monde ; elles font honneur à la grâce de Jésus-Christ ; elles connaissent la Providence ; elles élèvent fort bien leurs petites filles ; elles ne leur apprennent point à mentir, ni à dissimuler leurs sentiments ; point de coquesigrues ni d’idolâtrie : enfin, je les aime. M. de Grignan les croira jansénistes, et moi je pense qu’elles sont chrétiennes ; il y en a deux qui ont bien de l’esprit. J’irai demain écrire dans cette maison, j’y dînerai dimanche : encore une fois, c’est ma consolation. Je commence dès aujourd’hui cette lettre, parce que l’on reçoit les lettres à dix heures du matin, et que la poste repart à six heures du soir ; cela est fort juste : et puis je m’en vais vous dire une chose plaisante, c’est que la première fois que je lis vos lettres je suis si émue, que je ne vois pas la moitié de ce qui est dedans ; en les relisant plus à loisir, je trouve mille choses sur quoi je veux parler : la première qui me revient, c’est votre Carthage[3] ; laissez-nous faire, je vous prie, nous l’achèverons plus tôt que la pauvre Didon n’acheva la sienne : cette comparaison m’a charmée. Je suis ici dans l’embarras d’achever un grand compte de dix-neuf années que mon fils n’avait fait qu’ébaucher. On veut me faire passer des lettres que j’ai écrites pour des quittances ; c’est une pitié de voir les subtilités où dix mille francs de reste jettent un mauvais payeur. Nous allons tout arrêter : nous aspirons à de certains lods et ventes d’une terre qui relève de nous ; nous voulons deux mille francs tout à l’heure : nous avons bien des gens qui nous conseillent ; tout ce qui me fâche, c’est de faire du mal : mais quand je joue à noyer, et que je me demande lequel je noie de M. de la Jarie ou de moi, je dis sans balancer que c’est M. de la Jarie, et cela me donne du courage. Voilà, ma pauvre enfant, les nouvelles dont je puis remplir mes lettres ; quand je songe combien les détails de cette nature, qui sont dans les vôtres, me touchent sensiblement, je m’imagine que vous êtes de même pour moi, et je ne crois pas que vous vouliez que je mette votre amitié à plus haut prix. La vie est ici à fort bon marché : si c’était la même chose à Aix, vous n’auriez pas tant dépensé l’hiver dernier ; c’est encore une belle circonstance que tout y soit comme à Paris : voilà une heureuse ressemblance. Vous avez raison de trouver plaisant qu’en blâmant l’excès de votre dépense, on trouve à dire à la frugalité de vos repas ; vous avez très-bien fait de ne les pas augmenter ; vous avez un si grand air que vous trompez les yeux, car votre intendant jure qu’on ne peut pas faire une meilleure chère, ni plus grande, ni plus polie. C’est une chose étrange que cinquante domestiques ; nous avons eu peine à les compter. Pour Grignan, je ne comprends jamais comment vous y pouvez souhaiter d’autre monde que votre famille. Vous savez bien que quand nous étions seules, nous étions cent dans votre château ; je trouvais que c’était assez. Il ne faut pas croire que l’excès du nombre ne vous ôte pas toute la douceur et le soulagement du bon marché et des provisions : c’est une chose que vous n’avez jamais voulu comprendre ; mais votre arithmétique, en vous faisant doubler par quatre le nombre de vos bouches, vous les fera trouver aussi chères qu’à Paris. Donnez à tout cela, ma fille, quelques moments des réflexions dont vous vous creusez la tête dans votre cabinet, je vous recommande à vous-même dans cette retraite. Vos rêveries ne sont jamais agréables, vous vous les imprimez plus fortement qu’une autre : vous savez l’effet de ces épuisements, et le besoin que vous avez d’être quelquefois spensierafa ; rien n’est si sain aux personnes délicates : vos lectures même sont trop épaisses, vous vous ennuyez des histoires et de tout ce qui n’applique point : c’est un malheur d’être si solide et d’avoir tant d’esprit ; on ne s’en porte pas mieux. Ma santé me fait honte ; il y a quelque chose de sot à se porter aussi bien que je fais : cela est encore au delà delà médiocrité de mon esprit. Je trouve quelquefois que je mériterais au moins quelque légère incommodité ; je voudrais, pour votre soulagement et pour mon honneur, avoir quelques-unes des vôtres. Quand je pense à tant de maux, je vous assure, ma chère enfant, que je suis étonnée que la bonté de mon tempérament puisse soutenir l’inquiétude que j’en ai. Je ne vous ai point assez dit comme j’aime Pauline, ni combien je la trouve jolie, aimable, vive et naturelle : ce serait grand dommage si elle se gâtait ; et je vous conseille de ne point la séparer de vous. Il me semble que le marquis ne m’aime plus.


  1. Grotte fort agréable, où on allait se reposer dans les parties de promenades qu’on faisait à Grignan.
  2. Les jansénistes prétendaient que le pape Innocent XI était favorable à leur doctrine.
  3. L’appartement de madame de Grignan, à l’hôtel de Carnavalet.