Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 231

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 481-484).

231. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Nantes, samedi 25 mai 1680.

En attendant vos lettres, je m’en vais un peu vous entretenir. J’espère que vous aurez reçu une si grande quantité des miennes, que vous serez guérie pour jamais des inquiétudes que donnent les retardements de la poste. Pour moi, ma très-chère, il me semble qu’il y a six mois que je suis ici, et que le mois de mai n’a point de lin. Vous souvient-il des fantaisies qui vous prenaient quelquefois de trouver qu’il y a des mois qui ne finissent point du tout ? Je n’étais point de cet avis quand j’étais avec vous ; ma douleur était de voir courir le temps trop vite. Me voilà dans l’admiration du joli mois de mai ; que n’ai-je point fait ? que n’ai-je point vu ? que n’ai-je point rêvé ? et j’arriverai encore aux Rochers avant qu’il finisse. Mon fils avait fort envie que nous allassions à Bodégat[1], où effectivement nous avons beaucoup d’affaires ; mais il désirerait surtout que j’allasse chez Tonquedec : comme je ne suis point si touchée de cette visite, je la diffère jusqu’au temps où je serai peut-être obligée d’aller à Rennes pour voir M. et madame de Chaulnes. Je m’en vais présentement aux Rochers, où je ferai venir tous mes gens de Bodégat. Vous allez me demander si personne ne pouvait agir ici pour moi ; je vous dirai que non : il a fallu ma présence et le crédit de mes amis ; cela m’a un peu consolée, joint au plaisir de passer une partie de mes après-dîners avec mes pauvres filles de Sainte-Marie. Je leur ai fait prêter un livre dont elles sont charmées ; c’est la Fréquente[2] : mais c’est le plus grand secret du monde. Je vous prie de lire la seconde partie du second traité du premier tome des Essais.de morale ; je suis assurée que vous le connaissez, mais vous ne l’avez peut-être pas remarqué, c’est De la soumission à la volonté de Dieu. Vous voyez comme il nous la représente souveraine, faisant tout, disposant de tout, réglant tout, jém’y tiens : voilà ce que j’en crois ; et si, en tournant le Feuillet, ils veulent dire le contraire pour ménager la chèvre et les choux, je les traiterai sur cela comme ces ménageurs politiques ; ils ne me feront pas changer, je suivrai leur exemple, car ils ne changent pas d’avis pour changer de note.

Nous fûmes dîner l’autre jour à la Seilleraye, comme je vous avais dit : mon Agnès fut ravie d’être de cette partie, quoiqu’il n’y eût que le bon abbé et l’abbé de Bruc : elle a dix-neuf ans, mon Agnès, et n’est pas si simple que je pensais ; elle a plus que le désir d’apprendre, elle sait assez de choses ; c’est comme vous disiez de Marie à Grignan : elle se doute de ce qu’on veut lui dire ; elle est aimable. Le confesseur qui la gouverne la fait communier deux fois la semaine : bon Dieu, quelle profanation ! elle est de tous les plaisirs quand elle peut en être, et du moins elle le désire toujours, et c’est assez pour n’être pas dans un usage si familier. Elle a lu tout ce qu’elle a pu attraper de romans, avec tout legoût quedonne la difficulté et le plaisir de tromper. Vraiment, si je voulais rendre une fille galante, je ne lui souhaiterais qu’une mère et un confesseur comme elle en a. Ma fille, je vous parle de Nantes, en attendant les lettres de Paris. Il y a ici une espèce d’intendante, qui ne l’est point pourtant ; c’est madame deNointel. Elle est fille de madame deBr...., elle a dix-sept ans, et fait la sotte et l’entendue. Son mari est de la vraie maison de Be..., il n’est pas ici : sa femme fait la belle, et croit que c’est mon devoir de l’aller voir ; je n’ai pas bien compris pourquoi ; et en attendant qu’elle me montre par où, je m’en vais aux Rochers : cela serait bon pour madame de Molac, ce n’est pas une difficulté : elle est à Paris, son mari[3] l’est allé trouver.

Voilà vos lettres du 15 de ce mois infini, car il est vrai que je n’en ai jamais trouvé un pareil. Vous avez reçu toutes les miennes : je vous conjure de n’être point en peine si vous n’en recevez pas ; vous voyez bien que cela dépend de l’arrangement de certains moments de la poste qui peuvent très-souvent manquer ; jusqu’ici je n’ai pas sujet de m’en plaindre, je ne reçois vos lettres que deux jours plus tard qu’à Paris : c’est tout ce qu’on peut ménager sur une distance aussi extrême que celle-ci. Vous dites que je n’en suis point touchée ; cela est d’une personne qui est encore plus loin de moi que je ne pensais, qui m’a tout à fait oubliée, qui ne sait plus la mesure de mon attachement, ni la tendresse de mon cœur, qui ne connaît plus cette faiblesse naturelle, ni cette disposition aux larmes dont votre fermeté et votre philosophie se sont si souvent moquées. C’est à moi à me plaindre : je ne suis que trop pénétrée de tout cela ; et, avec toute ma belle Providence que je comprends si bien, je ne laisse pas d’être toujours affligée de ces arrangements au delà de toute raison. Une paix entière, une soumission sans murmure est le partage des parfaits, tandis que la connaissance de cette Providence, et du mauvais usage que j’en fais, ne m’est donnée que pour ma peine et pour ma pénitence. Vous dites qu’on veut que Dieu soit l’auteur de tout ce qui arrive : lisez, lisez ce Traité que je vous ai marqué, et vous verrez qu’eu effet c’est à Dieu qu’il faut s’en prendre, mais avec respect et résignation ; et les hommes sur qui nous arrêtons notre vue, il faut les considérer comme les exécuteurs de ses ordres, dont il saitbien tirer la fin qu’il lui plaît. C’est ainsi qu’on raisonne quand on lève les yeux ; mais ordinairement on s’en tient aux pauvres petites causes secondes, et l’on souffre avec bien de l’impatience ce qu’on devrait recevoir avec soumission : voilà le misérable état où je suis : c’est pour cela que vous m’avez vue me repentir, m’agiter et m’inquiéter tout de même qu’une autre. Je pense comme vous que toutes les philosophies ne sont bonnes que quand on n’en a que faire. Vous me priez de vous aimer davantage et toujours davantage ; en vérité, vous m’embarrassez, je ne sais point où l’on prend ce degré-là ; il est au-dessus de mes connaissances : mais ce qui est bien à ma portée, c’est de ne vous être bonne à rien, c’est de ne faire aucun usage qui vous soit utile de la tendresse que j’ai pour vous, c’est de n’avoir aucun de ces tons si désirés d’une mère, qui peut retenir, qui peut soulager, qui peut soutenir. Ah ! voilà ce qui me désespère, et qui ne s’accorde point du tout avec ce que je voudrais.


  1. Terre de M. de Sévigné, située en basse Bretagne, près du bourg de la Trinité, à peu de distance de Quimper.
  2. Le livre De la fréquente communion, par le docteur Arnauld.
  3. M. de Molac était gouverneur des ville et château de Nantes.