Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 244

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 509-511).

244. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU MARQUIS DE SÉVIGNÉ, SON FILS.[modifier]

À Paris, ce 5 août 1684.

Il faut qu’en attendant vos lettres, je vous conte une fort jolie petite histoire. Vous avez regretté mademoiselle de.... ; vous avez mis au rang de vos malheurs de ne l’avoir point épousée ; vos meilleures amies étaient révoltées contre votre bonheur ; c’étaient madame de Lavardin et madame de la Fayette, qui vous coupaient la gorge. Une fille de qualité, bien faite, avec cent mille écus ! ne faut il pas être bien destiné à n’être jamais établi, et à finir sa vie comme un misérable, pour ne pas profiter des partis de cette conséquence, quand ils sont entre nos mains ? Le marquis de.... n’a pas été si difficile, la voilà bien établie. Il faut être bien maudit pour avoir manqué cette affaire-là : voyez la vie qu’elle mène ; c’est une sainte, c’est l’exemple de toutes les femmes. Il est vrai, mon très-cher, jusqu’à ce que vous ayez épousé mademoiselle de Mauron, vous avez été prêt à vous pendre ; vous ne pouviez mieux faire, mais attendons la fin. Toutes ces belles dispositions de sa jeunesse, qui faisaient dire à madame de la Fayette qu’elle n’en aurait pas voulu pour son fils avec un million, s’étaient heureusement tournées du côté de Dieu ; c’était son amant, c’était l’objet de son amour ; tout s’était réuni à cette unique passion. Mais comme tout est extrême dans cette créature, sa tête n’a pas pu soutenir l’excès du zèle et de l’ardente charité dont elle était possédée ; et, pour contenter ce cœur de Madeleine, elle a voulu profiter des bons exemples, et des bonnes lectures de la vie des saints Pères du désert, et des saintes pénitentes. Elle a voulu être le don Quichotte de ces admirables histoires, elle partit, il y a quinze jours, de chez elle à quatre heures du matin avec cinq ou six pistoles, et un petit laquais ; elle trouva dans le faubourg une chaise roulante, elle monte dedans, et s’en va à Rouen toute seule, assez déchirée, assez barbouillée, de crainte de quelque mauvaise rencontre ; elle arrive à Rouen, elle fait son marché de s’embarquer dans un vaisseau qui va aux Indes ; c’est là où Dieu l’appelle, c’est où elle veut faire pénitence ; c’est où elle a vu, sur la carte, les, endroits qui invitent à finir sa vie sous le sac et sur la cendre ; c’est là où l’abbé Zozime[1] la viendra communier quand elle mourra. Elle est contente de sa résolution, elle voit bien que c’est justement cela que Dieu demande d’elle ; elle renvoie le petit laquais en son pays, elle attend avec impatience que le vaisseau parte ; il faut que son bon ange la console de tous les moments qui retardent son départ ; elle a saintement oublié son mari, sa fille, son père, et toute sa famille ; elle dit à toute heure :

Çà, courage, mon cœur, point de faiblesse humaine. Il paraît qu’elle est exaucée, elle touche au moment bienheureux qui la sépare pour jamais de notre continent ; elle suit la loi de l’Evangile, elle quitte tout pour suivre Jésus-Christ. Cependant on s’aperçoit dans sa maison qu’elle ne revient point dîner ; on va aux églises voisines, elle n’y est pas ; on croit qu’elle viendra le soir, point de nouvelles ; on commence à s’étonner, on demande à ses gens, ils ne savent rien ; elle a un petit laquais avec elle, elle sera sans doute à Port-Royal des champs, elle n’y est pas ; où pourra-t-elle être ? On court chez le curé de Saint- Jacques du Haut-Pas ; le curé dit qu’il a quitté depuis longtemps le soin de sa conscience, et que, la voyant toute pleine de pensées extraordinaires et de désirs immodérés de la Thébaïde, comme il est homme tout simple et tout vrai, il n’a point voulu se mêler de sa conduite. On ne sait plus à qui avoir recours : un jour, — deux, trois, six jours, on envoie à quelques ports de mer, et par un hasard étrange on la trouve à Rouen, sur le pointde s’en aller à Dieppe, et de là au bout du monde. On la prend, on la ramène bien joliment, elle est un peu embarrassée.

J’allais, j’étais ; l’amour a sur moi tant d’empire. Une confidente déclare ses desseins ; on est affligé dans la famille ; on veut cacher cette folie au mari r qui n’est pas à Paris, et qui aimerait mieux une galanterie qu’une telle équipée. La mère du mari pleure avec madame de Lavardin, qui pâme de rire, et qui dit à ma fille : Me pardonnez- vous d’avoir empêché que votre frère n’ait épousé cette infante f On conte aussi cette tragique histoire à madame de la Fayette, qui me l’a répétée avec plaisir, et qui me prie de vous mander si vous êtes encore bien en colère contre elle ; elle soutient qu’on ne peut jamais se repentir de n’avoir pas épousé une folle. On n’ose en parler à mademoiselle de Grignan, son amie, qui mâchonne quelque chose d’un pèlerinage, et se jette, pour avoir plus tôt fait, dans un profond silence. Que dites-vous de ce petit récit ? vous a-t-il ennuyé ? n’êtes-vous pas content ? Adieu, mon fils ; M. de Schomberg marche en Allemagne avec vingt-cinq mille hommes : c’est pour faire venir plus promptement la signature de l’empereur. La gazette vous dira le reste.


  1. Fameux solitaire du sixième siècle, qui venait communier tous les ans sainte Marie égyptienne, la nuit du jeudi au vendredi saint, dans un désert sur les bords du Jourdain. (Voyez la Vie des Pères du désert.)