Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 252

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 526-529).

252. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 17 juin 1685.

Que je suis aise que vous soyez à Livry, ma très-chère bonne, et que vous y ayez un esprit débarrassé de toutes les pensées de Paris ! Quelle joie de pouvoir chanter ma chanson, quand ce ne serait que pour huit ou dix jours ! Vous nous dites mille douceurs, ma bonne, sur les souvenirs tendres et trop aimables que vous avez du bon abbé et de votre pauvre maman ; je ne sais où vous pouvez trouver si précisément tout ce qu’il faut penser et dire ; c’est en vérité dans votre cœur, c’est lui qui ne manque jamais ; et quoi que vous ayez voulu dire autrefois à la louange de l’esprit qui le veut contrefaire, l’esprit manque, il se trompe, il bronche à tout moment ; ses allures ne sont point égales, et les gens éclairés par leur cœur n’y sauraient être trompés. Vive donc ce qui vient de ce lieu, et, entre tous les autres, vive ce qui vient si naturellement de chez vous !

Vous me charmez en me renouvelant les idées de Livry ; Livry et vous, en vérité, c’est trop ; et je ne tiendrais pas contre l’envie d’y retourner, si je ne me trouvais toute disposée pour y retourner avec vous à ce bienheureux mois de septembre ; peut-être n’y retournerez-vous pas plus tôt. Vous savez ce que c’est que Paris, les affaires et les infinités de contre-temps qui vous empêchent d’aller à Livry. Enfin me revoilà dans le train d’espérer de vous y voir : mais, bon Dieu ! que me dites- vous, ma chère bonne ? le cœur m’en a battu : quoi ! ce n’est que depuis la résolution de mademoiselle de Grignan de ne s’expliquer qu’au mois de septembre que vous êtes assurée de m’attendre ! Comment ! vous me trompiez donc, et il aurait pu être possible qu’en retournant à Paris dans deux mois, je ne vous eusse plus trouvée ! Cette pensée me fait transir, et me paraît contre la foi : effacez-la-moi, je vous en conjure, elle me blesse, tout impossible que je la voie présentement : mais ne laissez pas de m’en redire un mot. O sainte GRignan, que je vous suis obligée, si c’est à vous que je dois cette certitude !

Revenons à Livry, vous m’en paraissez entêtée ; vous avez pris toutes mes préventions, je reconnais mon sang : je serai ravie que cet entêtement vous dure au moins toute l’année. Que vous êtes plaisante avec ce rire du père prieur, et cette tête tournée qui veut dire une approbation ! Le Bien bon souhaite que du Harlay vous serve aussi bien dans le pays qu’il nous a bien nettoyé et parfumé les jardins. Mais où prenez-vous, ma bonne, qu’on entende des rossignols le 13 de juin ? Hélas ! ils sont tous occupés du soin de leur petit ménage, il n’est plus question ni de chanter, ni de faire l’amour, ils ont des pensées plus solides. Je n’en ai pas entendu un seul ici ; ils sont en bas vers ces étangs, vers cette petite rivière ; mais je n’ai pas tant battu de pays, et je me trouve trop heureuse d’aller en toute liberté dans ces belles allées de plain pied.

Il faut tout de suite parler de ma jambe, et puis nous reviendrons encore à Livry ; non, ma bonne, il n’y a plus nulle sorte de plaie, il y a longtemps ; mais ces pères voulaient faire suer cette jambe pour la désenfler entièrement, et amollir l’endroit où étaient ces plaies, qui était dur ; ils ont mieux aimé, avec un long temps, me faire transpirer toutes ces sérosités par ces herbes qui attirent de l’eau, et ces lessives, et ces lavages ; et à mesure que je continue les remèdes, ma jambe redevient entièrement dans son naturel, sans douleur, sans contrainte. On étale l’herbe sur un linge, on le pose sur ma jambe, et on l’enterre après une demi-heure : je ne crois pas qu’on puisse guérir plus agréablement un mal de sept ou huit mois. La princesse {de Tarente), qui est habile, est contente de ce remède, et s’en servira dans les occasions. Elle vint hier ici avec un grand emplâtre sur son pauvre nez, qui a pensé en vérité être cassé. Elle me dit tout bas qu’elle venait de recevoir cette petite boite de thériaque céleste qu’elle vous donne avec plaisir ; j’irai la prendre demain dans son parc, où elle est établie ; c’est le plus précieux présent qu’on puisse faire. Parlez-en à Madame, quand vous ne saurez que lui dire. On croit que madame l’électrice[1] pourrait bien venir en France, si on lui assure qu’elle pourra vivre et mourir dans sa religion, c’est-à-dire qu’on lui laisse la liberté de se damner. La princesse nous a parlé du carrousel. Je me doutais bien, ma bonne, que nous étions ridicules de tant retortiller sur ce livre, je vous l’ai mandé ; je le disais à votre frère : il en était assez persuadé ; mais nous avons cru qu’il suffisait d’avoir fait cette réflexion, et qu’en faveur des Rochers nous pouvions nous y amuser un peu plus que de raison. Nous nous souvenons encore fort distinctement comme tout cela passe vite à Paris ; mais nous n’y sommes pas, et vous aurez fait conscience de vous moquer de nous. Parlons de Livry : vous couchez dans votre chambre ordinaire, M. de Grignan dans la mienne ; celle du Bien bon est pour les survenants, mademoiselle d’Alerac au-dessus, le chevalier dans la grande blanche, et le marquis au pavillon. N’est- il pas vrai, ma bonne ? je vais donc dans tous ces lieux, embrasser tous les habitants, et les assurer que s’ils se souviennent de moi, je leur rends bien ce souvenir avec une sincère et véritable amitié. Je souhaite que vous y retrouviez tout ce que vous y cherchez, mais je vous défends de parler encore de votre jeunesse comme d’une chose perdue ; laissez- moi ce discours ; quand vous le faites, il me pousse trop loin, et tire à de grandes conséquences. Je vous prie, ma chère bonne, de ne point retourner à Paris pour les commissions dont nous vous importunons, votre frère et moi : envoyez Enfossy chez Gautier, qu’il vous envoie des échantillons ; écrivez à la d’Escars ; ne vous pressez point, ne vous dérangez point ; vous avez du temps de reste, il ne faut que deux jours pour faire mon manteau, et l’habit de mon fils se fera en ce pays : au nom de Dieu, ne raccourcissez point votre séjour ; jouissez de cette petite abbaye pendant que vous y êtes et que vous l’avez. J’ai écrit à la d’Escars pour vous soulager, je lui envoie un échantillon d’une doublure or et noir, qui ferait peut-être un joli habit sans doublure, une frange d’or au bas ; elle me coûtait sept livres En voilà trop sur ce sujet, vous ne sauriez mal faire, ma chère bonne. Nous avons ici une lune toute pareille à celle de Livry ; nous lui avons rendu nos devoirs : et c’est passer une galerie que d’aller au bout du mail. Cette place Madame est belle, c’est comme un grand belvédère, d’où la campagne s’étend à trois lieues d’ici vers une forêt de M. de la Trémouille : mais cette lune est encore plus belle sous les arbres de votre abbaye ; je la regarde, et je songe que vous la regardez : c’est un étrange rendez-vous, ma chère mignonne ; celui de JBAvilie sera meilleur. Si vous avez M. de la Garde, dites-lui bien des amitiés pour moi ; vous me parlez de Polignac comme d’un amant encore sgus vos lois ; un an n’aura guère changé cette noce. Ditesmoi comment le chevalier {de Grignan) marche, et comme ce comte (M. de Grignan) se trouve de sa fièvre. Ma chère bonne, Dieu vous conserve parmi tant de peines et de fatigues ! Je vous baise des deux côtés de vos belles joues, et suis entièrement à vous ; et le Bien bon, il est ravi que vous aimiez sa maison. Je baise la belle cTAlerac et mon marquis. Comment M. du Plessis est-il avec vous ? Dites- m’en un mot.

Mon fils et sa femme vous honorent et vous aiment, et je conte souvent ce que c’est que cette madame de Grignan. Cette petite femme dit : « Mais, madame, y a-t-il des femmes faites comme cela ? »


  1. Wilhelraine-Ernestine, fille de Frédéric III, roi de Danemark, veuve de Charles II, duc et électeur de Bavière, comte palatin du Rhin.