Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 263

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 546-549).

263. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Paris, lundi 18 octobre 1688.

Nous avons reçu vos lettres de Châlons, ma chère fille, le lendemain des plaintes que nous avions faites d’avoir été huit jours entiers sans en recevoir : ce temps est long, et le cœur souffre dans cette ignorance ; c’est ce qui fait que nous sentons vos peines dans l’éloignement des nouvelles de Philisbourg. Jusqu’ici votre enfant se porte fort bien ; il y fait des’ merveilles ; il voit et entend les coups de canon autour de lui sans émotion : il a monté la tranchée, il rend compte du siège à son oncle comme un vieil officier ; il est aimé de tout le monde : il a souvent l’honneur de manger avec Monseigneur, qui lui parle et lui fait donner le bougeoir. M. de Beauvilliers en fait son enfant, et Saint-Pouange[1]... Enfin, vous verrez tout cela en détail, dans les lettres que M. le chevalier vous envoie ; je ne vous dis tout ceci que pour donner du prix à ce que je mande, en vous entretenant de la chose principale, et qui doit vous tenir le plus au cœur : après cela je reviens à votre voyage. Ah ! la vilaine route ! Mon pauvre comte, vous devez en être bien honteux. Je savais bien que cette montagne de la Rochepot était un précipice caché derrière une petite haie de rien, et le chemin tout plein de cailloux ; mais enfin ce chemin, qui est maudit, le voilà passé : nous reviendrons par l’autre, si Dieu le veut bien, comme je l’espère. Il nous paraît que vous vous embarquez aujourd’hui sur le Rhône, après avoir fait votre détour à Thézé[2]. Le temps est bien horrible ici : le chevalier est toujours très-incommodé de la faiblesse de ses jambes : il n’a plus de douleurs, et c’est ce qui fait sa tristesse ; il a grand besoin de la force de son esprit pour soutenir un état si contraire à ce qu’il appelle son devoir ; il ne peut aller à Fontainebleau, où il a mille affaires : je suis touchée de le voir comme il est ; cependant il n’y paraît pas, son esprit agit et donne ses ordres partout. J’admire que votre santé se puisse conserver au milieu de vos inquiétudes ; il y a du miracle : tâchez de le continuer, ne vous échauffez point à l’excès par de cruelles nuits, par ne point manger : mais est-on maîtresse de son imagination ? Je suis affligée que vous soyez amaigrie, je crains sur cela l’air de Grignan : j’aime tout en vous, et même votre beauté, qui n’est que le moindre de mes attachements. Vous avez un cœur qu’on ne saurait trop aimer, trop adorer ; cependant ayez pitié de votre portrait, ne le rendez point celui d’une autre : ne nous trompez point, soyez toujours comme nous le voyons ; rafraîchissez- vous à la Garde. Pour moi, je m’en vais vous dire hardiment ce que je pense : c’est que si l’état du château de Grignan, dont j’ai entendu parler, est tel que vous y soyez incommodée, et que les coups de pic sur le rocher y fassent l’air mortel de Maintenon[3], voici le parti que je prendrais, sans me fâcher, sans gronder personne, sans me plaindre : je prierais M. de la Garde de vouloir bien que je demeurasse chez lui avec Pauline, vos femmes et deux laquais, jusqu’à ce que la place fût nette et habitable. C’est ainsi que j’en userais tout bonnement, sans bruit ; cela empêcherait d’ailleurs mille visites importunes, qui comprendraient qu’un château où l’on bâtit n’est guère propre à les recevoir. Vous voulez que je vous parle de ma santé et de ma vie : j’ai été un peu échauffée ; de mauvaises nuits, beaucoup de douleurs et de larmes ne sont pas saines, et c’est ce qui m’effraye pour vous : cela s’est passé entièrement avec des bouillons de veau ; n’y pensez plus. Ma vie, vous la savez : souvent, souvent dans cette petite chambre de là-bas, où je suis comme destinée ; je tâche pourtant de ne point abuser ni incommoder ; il me semble qu’on est bien aise de m’y voir. Nous parlons sans cesse de vous, de votre fils, de vos affaires. Je vais chez mesdames delà Fayette et de Lavardin ; tout cela me parle encore de vous, et vous aime, et vous estime : un autre jour chez madame de Mouci ; hier chez la marquise d’Uxelles. Il n’y a personne à Paris ; on revient le soir, on se couche ; on se lève ; ainsi la vie se passe vite, parce que le temps passe de même. Mademoiselle de Méri se trouve bien de nous, et nous d’elle. Nous avons l’abbé Bigorre, c’est le plus commode et le plus aimable de tous les hôtes. Corbinelli est en Normandie avec le lieutenant civil (M. le Camus), jusqu’à la Saint-Martin. Vous ai-je dit que nous allâmes nous promener l’autre jour au bois de Vincennes, le chevalier et moi ? Nous causâmes fort : je me promenai longtemps, mais tout cela tristement ; je n’ai pas besoin de vous dire pourquoi.

« Du même jour.

Ma lettre est cachetée, et je reçois, ma chère enfant, la vôtre du bateau au delà de Mâcon. Tout ce que vous me dites de votre amitié est un charme pour moi : si je ne sentais bien de quelle manière je vous aime, je serais honteuse, et quasi persuadée que vous en savez plus que moi sur ce chapitre. Vous pouvez vous assurer que je ne quitterai Paris, ni pendant le siège de Philisbourg, ni pendant que le chevalier sera ici ; je me trouve fort naturellement attachée à ces deux choses. Ne craignez point, au reste, que je sois assez sotte pour me laisser mourir de faim : on mange son avoine tristement, mais enfin on la mange. Pour votre idée, elle brille encore et règne partout ; jamais une personne n’a si bien rempli les lieux où elle est, et jamais on n’a si bien profité du bonheur de loger avec vous que j’en ai profité, ce me semble ; nos matinées n’étaientelles pas trop aimables ? Nous avions été deux heures ensemble, avant que les autres femmes soient éveillées ; je n’ai rien à me reprocher là-dessus, ni d’avoir perdu le temps et l’occasion d’être avec vous ; j’en étais avare, et jamais je ne suis sortie qu’avec l’envie de revenir ; ni jamais revenue, sans avoir d’avance une joie sensible de vous retrouver et de passer la soirée avec vous. Je demande pardon à Dieu de tant de faiblesses ; c’est pour lui qu’il faudrait être ainsi. Vos moralités sont très-bonnes et trop vraies. Madame de Vins a été en peine de son mari ; elle en a reçu une lettre ; il est en sûreté présentement ; il est au siège de PhiUsbourg ; il avait passé par des bois très-périlleux, et l’on n’avait point de ses nouvelles- Si l’air et le bruit de Grignan vous incommodent, allez à la Garde ; je ne changerai point d’avis. Mille amitiés à tous vos Grignans ; je suis assurée que M. de la Garde sera du nombre. Comment trouvez-vous Pauline ? Qu’elle est heureuse de vous voir et d’être obligée de vous aimer !

Je comprends mieux que personne du monde les sortes d’attachements qu’on a pour des choses insensibles, et par conséquent ingrates ; mes folies pour Livry en sont de belles marques. Vous avez pris ce mal-là de moi.


  1. Secrétaire du cabinet du roi.
  2. Terre de la maison de Châteauneuf de Rochebonne.
  3. On sait que les terres remuées au camp de Maintenon causèrent beaucoup de maladies.